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60 ans de conflit israélo-arabe par Boutros Boutros-Ghali et Shimon Perès

VII – UNE VICTOIRE EMPOISONNÉE

Les leçons de la guerre – « Non à la paix, non à la reconnaissance, non aux négociations » – Ambiguïté de la résolution 242

ANDRÉ VERSAILLE : Et quelles leçons avez-vous tirées de cette guerre ?

SHIMON PERES : Cette guerre a montré que les garanties internationales n’avaient que fort peu de valeur. Les forces de l’ONU ont quitté Gaza et Charm- el-Cheikh dès que Nasser avait réclamé leur départ et sans qu’aucune voix ne s’élève pour protester. Et quand le président égyptien a décrété le blocus du détroit de Tiran, les grandes puissances maritimes sont restées passives.
Faute d’une paix véritable, Israël a donc décidé que ses frontières seraient celles qui conviendraient le mieux à sa sécurité et, en attendant l’établissement de leurs tracés définitifs, a maintenu les lignes d’armistice.

ANDRÉ VERSAILLE : Au lendemain de la guerre des Six Jours, les Israéliens pensent-ils qu’étant donné leur spectaculaire victoire, donc la démonstration de leur puissance, ils pourront enfin négocier la paix avec leurs voisins ?

SHIMON PERES : Non, nous pensions que tant que Nasser serait au pouvoir, nous n’avions aucune chance de conclure une paix. Néanmoins, le gouvernement s’est très vite proposé de se retirer du Sinaï et des hauteurs du Golan dans le cadre de la signature d’une paix globale basée sur le tracé des frontières du 4 juin 1967, mais les États arabes vont se murer.

BOUTROS BOUTROS-GHALI : C’est exact, il faut le dire, les Israéliens avaient proposé un retrait de territoires occupés, mais à la condition qu’il s’inscrive dans le cadre d’une véritable paix.

ANDRÉ VERSAILLE : Israël était prêt à se retirer du Sinaï et du plateau du Golan, dites-vous. Qu’en était-il de la Cisjordanie ?

SHIMON PERES : Nous n’avions pas mentionné la Cisjordanie, parce que celle-ci n’appartenait pas à la Jordanie. La communauté internationale, dans sa très large majorité, n’avait pas reconnu ce territoire comme faisant partie intégrante du royaume hachémite.

ANDRÉ VERSAILLE : Malgré son ampleur, ce fiasco militaire arabe n’entraîne aucune remise en question des politiques arabes. Au contraire, le sommet arabe de Khartoum, qui se tient de la fin août au début du mois de septembre 1967, adopte comme résolution la nécessité d’unir ses efforts pour « effacer les consé- quences de l’agression » et « assurer le retrait des forces agressives d’Israël des territoires arabes conquis depuis l’attaque du 5 juin ». En outre, la résolution de ce sommet proclame trois « Non » : « Non à la paix », « Non à la reconnaissance », « Non aux négociations ».

SHIMON PERES : En proclamant leurs trois « Non », les Arabes s’unissaient pour nier l’ampleur d’une défaite qu’ils considéraient comme globalement arabe : « Non, nous n’avons pas subi une défaite irréversible, nous n’avons perdu qu’une bataille. »

ANDRÉ VERSAILLE : Boutros Boutros-Ghali, avec le recul, n’était-ce pas une erreur historique ?

BOUTROS BOUTROS-GHALI : Une ouverture de la part des Arabes était à ce moment-là inimaginable. Absolument inimaginable. Ces trois « Non » correspondaient pleinement au sentiment général éprouvé par les populations ara- bes. Car, même lorsque les régimes sont autoritaires, le pouvoir est obligé de tenir compte de l’opinion publique. Les Arabes n’ont voulu voir dans la défaite qu’un accident, et appelaient à la revanche.
Je ne parlerais pas d’« erreur historique » mais d’« impossibilité historique » : étant donné la mobilisation de cette opinion, il n’était pas possible à l’un des chefs d’État arabes de se risquer à entamer des pourparlers avec les Israéliens.
Il y aurait pu avoir quelques voix en faveur d’une ouverture des négociations, mais certainement pas après une défaite. Contrairement à l’analyse de Shimon Peres, je dirais que ce n’est pas un sentiment d’humiliation qui a dominé à Khartoum, mais au contraire la certitude que le temps jouerait en faveur du monde arabe et que tôt ou tard il prendrait sa revanche.

ANDRÉ VERSAILLE : Ne pensez-vous pas que les élites arabes sont responsables de cette espèce de banquise idéologique dans laquelle leurs populations semblent prises ?

BOUTROS BOUTROS-GHALI : Le fait que d’Agadir à Aden les populations ara- bes se lèvent comme un seul homme pour clamer leur entière solidarité avec Nasser est-il imputable aux élites ? Je crois que, comme l’ensemble des Occidentaux, vous avez du mal à comprendre que, quelles que soient les luttes intestines qui déchirent le monde arabe, il existe un véritable sentiment de fraternité. La haine vis-à-vis du colonialisme occidental (et plus particulièrement israélien) n’est pas le fruit d’un bourrage de crâne, c’est quelque chose de très profondément ressenti, et cela à tous les niveaux de la population.
On verra d’ailleurs plus tard, au moment où Sadate tentera d’apaiser cette haine, que celle-ci sera récupérée par les fondamentalistes. Tous ces slogans haineux à l’encontre des Juifs, et qui ont été peu à peu abandonnés par les dirigeants politiques arabes, vont être repris par les fondamentalistes qui accroîtront de cette manière leur emprise sur les esprits. Ces slogans sont terri- blement mobilisateurs parce qu’ils correspondent aux sentiments profonds du peuple. Pourquoi l’Iran, qui n’a aucun contentieux ni même de frontière avec Israël, passerait-il son temps à dénoncer Israël comme le diable, comme le cancer du monde musulman, si ce n’est parce que cela correspond profondément à l’opinion populaire ?
Si demain les fondamentalistes égyptiens étaient autorisés à former un parti politique – par définition antidémocratique puisqu’ils prônent une théocratie –, une certaine frange de la population voterait sans doute en leur faveur. Et cette haine à l’égard d’Israël se renforce chaque jour à cause des horreurs que commet la soldatesque israélienne dans les territoires palestiniens occupés.

ANDRÉ VERSAILLE : Quelles que soient les raisons des Arabes d’en vouloir à Israël, cette attitude de refus total ne les enferme-t-elle pas dans un immobilisme préjudiciable à eux-mêmes en ce qu’elle contribue à la radicalisation des Israéliens, en leur donnant, de plus, bonne conscience ?

BOUTROS BOUTROS-GHALI : Je suis tout à fait d’accord avec vous. La focalisation qui s’opère sur l’implantation d’Israël au cœur du monde arabe est une des causes du retard et du sous-développement de celui-ci. Ainsi, depuis la première guerre arabo-israélienne jusqu’à la visite de Sadate à Jérusalem, en 1977, toute l’énergie de l’Égypte s’est concentrée sur la lutte contre Israël, aux dépens des problèmes intérieurs et de la politique égypto-soudanaise. Sadate, en signant un traité de paix, a non seulement libéré les territoires égyptiens occupés par Israël, mais il a aussi libéré l’imaginaire égyptien. Évidemment, les échecs successifs dans la recherche d’une solution au problème palestinien vont réactiver par la suite cette obsession anti-israélienne.

ANDRÉ VERSAILLE : Du côté israélien, l’offre de paix était-elle tout à fait déterminée, ou s’agissait-il d’une proposition de pure forme, lancée sans risque, sachant à l’avance le refus arabe ?

SHIMON PERES : Concernant l’Égypte et la Syrie, je suis sûr que les Israéliens étaient prêts à signer la paix. Je dis bien avec les Égyptiens et les Syriens, pas avec les Palestiniens. D’autant moins que s’il y avait des frontières internationales avec l’Égypte et la Syrie, il n’y en avait pas avec la Cisjordanie.
J’ignore si la totalité des responsables israéliens avaient sérieusement consi- déré cette proposition de manière dynamique et déterminée, mais de toute façon les Arabes se sont immédiatement drapés dans un refus total. La joie d’un côté, l’amertume de l’autre, ont empêché les deux parties de regarder les choses en face de manière réaliste et constructive.

ANDRÉ VERSAILLE : Le 22 novembre 1967, le Conseil de sécurité des Nations unies adopte à l’unanimité la résolution 242 qui affirme quelques principes dont l’application est censée permettre l’instauration d’une « paix juste et durable au Moyen-Orient » : retrait des forces israéliennes de territoires occupés (version anglo-saxonne) ou des territoires occupés (version française) ; cessation de toute assertion de belligérance ; reconnaissance de la souveraineté, de l’intégrité territoriale et de l’indépendance de chaque État de la région et de son droit à vivre en paix à l’intérieur de frontières sûres et reconnues, à l’abri des menaces ou d’actes de force. Cette résolution affirme en outre la nécessité de « réaliser un juste règlement du problème des réfugiés ».
Première remarque : se retirer de ou des territoires occupés. D’où vient cette différence entre les versions anglaise et française ?

BOUTROS BOUTROS-GHALI : En français, c’est des ; en arabe, c’est des ; en russe, c’est des ; en chinois, c’est des ; etc. C’est Gideon Raphaël, alors représentant d’Israël à l’ONU, qui s’est arrangé pour que la version anglaise ne contienne pas l’article défini.

SHIMON PERES : En réalité, ce « flou » fait partie de ce que Kissinger appelait les « ambiguïtés constructives » : on se met d’accord sur un texte ambigu que chaque partie interprétera à son avantage. Cette façon d’agir a la vertu de débloquer la situation. Les parties ont la satisfaction d’avoir avancé puisqu’on est tout de même parvenu à un « accord », en espérant qu’avec le temps les points de vue se rapprocheront.

BOUTROS BOUTROS-GHALI : Oui, mais cette ambiguïté constructive est à double tranchant : elle peut être positive dans la mesure où le temps permet de trouver une solution pacifique, comme elle peut être négative si les choses n’évoluent pas : elle exacerbe alors le conflit.

ANDRÉ VERSAILLE : La résolution parle du « problème des réfugiés », sans même faire état de leur identité palestinienne, et nulle part il n’est fait men- tion de droits nationaux palestiniens. Même les États arabes ne demandent pas d’aménagement de ce paragraphe. Comment cela s’explique-t-il ? Cela signifie- t-il que, jusqu’en 1967, les Palestiniens ne sont pas considérés par la communauté internationale ni par le monde arabe comme un peuple spécifique, mais comme une fraction de la population jordanienne ou égyptienne réfugiée ?

SHIMON PERES : En effet, jusque-là, la communauté internationale ne voit pas les Palestiniens comme un peuple spécifique.

BOUTROS BOUTROS-GHALI : C’est faux : la communauté internationale, dans sa grande majorité, n’a jamais considéré la question palestinienne comme un problème de réfugiés. D’ailleurs, la première résolution de l’Assemblée des Nations unies concernant Israël et la Palestine (résolution 181) reconnaît la création de deux États pour deux peuples : un État palestinien pour le peuple palestinien, un État d’Israël pour le peuple juif. Quant aux États arabes, ils ont toujours considéré la Palestine comme un pays et les Palestiniens comme un peuple à part entière.
Néanmoins, les gouvernements arabes sont divisés sur la question de la Cisjordanie : fait-elle partie intégrante de la Jordanie ou doit-elle revenir aux Palestiniens ? En l’absence d’unanimité, ils laissent la résolution être votée telle quelle. La remettre en question en exigeant des modifications substantielles ris- quait de bloquer les choses. Les États arabes ne voulaient pas ajouter de nouvelles conditions qui compliqueraient la situation. La restitution des territoires était plus importante pour eux que la mention des droits nationaux des Palestiniens, dont l’exigence risquait de tout faire capoter...

ANDRÉ VERSAILLE : « Ambiguïté constructive », ici aussi ?

BOUTROS BOUTROS-GHALI : D’une certaine manière, oui.

ANDRÉ VERSAILLE : Si je vous suis bien, cela signifie que les États arabes étaient plus préoccupés par la restitution des territoires que par la reconnaissance des « droits légitimes » des Palestiniens ?

BOUTROS BOUTROS-GHALI : Non, cela signifie que les États arabes pensaient que la restitution des territoires occupés était un préalable indispensable à la réparation de préjudices dont les Palestiniens avaient été victimes. Les droits des Palestiniens ne sont pas négligés, mais c’est le pragmatisme qui l’emporte.

ANDRÉ VERSAILLE : À l’époque, la question palestinienne est-elle toujours considérée par les Israéliens comme un problème de réfugiés, ou commence-t-on à comprendre qu’il s’agit d’une question nationale ?

SHIMON PERES : Non, nullement comme une question nationale. Je reconnais que nous n’étions pas en avance sur l’ONU...