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60 ans de conflit israélo-arabe par Boutros Boutros-Ghali et Shimon Perès

VI – LA GUERRE DES SIX JOURS ET SES CONSÉQUENCES

Moscou, l’apprenti sorcier ? – Nasser renvoie les Casques bleus... – ... puis interdit le détroit de Tiran à Israël – Gesticulation ou préparation à la guerre ? – « Vous ne serez pas seul, sauf si vous décidez de faire cavalier seul » – Moshé Dayan, ministre de la Défense – Hussein a-t-il été obligé de suivre l’Égypte et la Syrie ? – Une victoire éclair – « Je veux redevenir un simple citoyen »

ANDRÉ VERSAILLE : La guerre froide se poursuit par « conflits périphériques » interposés. Le Moyen-Orient en est l’un d’eux, et parmi les plus dangereux. Au mois de mai 1967, la situation entre l’Égypte, la Syrie et Israël se tend. Shimon Peres, dans votre livre, David et sa fronde, vous expliquez que ce sont les Soviétiques qui ont « informé » Anouar el-Sadate (alors président de l’As- semblée nationale égyptienne), venu en visite à Moscou, qu’Israël était en train de masser des troupes à la frontière syrienne. Pourtant, il n’y avait pas, à ce moment-là, de mouvement particulier de soldats israéliens dans cette zone, ce que confirmera le général Muhammad Fawzi, chef d’état-major égyptien, après avoir visionné les photos aériennes.
Quel jeu joue alors Moscou en donnant aux Arabes cette information mani- festement fausse ?

SHIMON PERES : Franchement, je ne suis sûr de rien. Il a toujours été difficile de connaître le véritable jeu des Soviétiques, tant ils sont passés maîtres dans l’art de l’intoxication et de la manipulation permanente.

BOUTROS BOUTROS-GHALI : Vous savez, lorsqu’un événement politique se produit, on croit très souvent qu’il résulte d’une intention précise, d’un calcul, et on parle de « complot ». Surtout dans le monde arabe où l’on voit des com- plots partout. Pour ma part, je considère que bien des guerres sont en réalité le fruit d’une conjoncture mal maîtrisée par des responsables incompétents. Je privilégie donc la thèse de l’erreur plutôt que celle du complot.

SHIMON PERES : Je pense que cette manœuvre était pour Moscou une façon de témoigner aux Arabes son intérêt à leur égard. En même temps, il me semble clair que le Kremlin a voulu créer un point de tension et de friction dans cette région d’où les Américains, embourbés dans leur guerre du Vietnam, étaient absents. Une manière donc de maintenir les États arabes sous pression tout en renforçant ses liens avec eux. Pour autant, je ne crois pas que les Soviétiques aient voulu la guerre.

ANDRÉ VERSAILLE : Pourtant Eugueni Pirline, ministre soviétique des Affaires étrangères de l’époque, racontera plus tard : « Nous pensions que même si la guerre n’était remportée par personne, elle donnerait à notre pays de gros avantages sur le plan géopolitique, car l’Égypte aurait démon- tré sa capacité à faire la guerre avec nos armes et notre soutien militaire et politique. Nous espérions après ce conflit que l’équilibre des forces au Moyen-Orient serait différent. »

SHIMON PERES : Je crois qu’il s’agissait surtout d’organiser une espèce de front de solidarité soviéto-arabe en poussant les Égyptiens à mobiliser leurs troupes dans le Sinaï afin de rassurer les Syriens qui se disaient menacés par Israël. En fait, la Syrie était devenue la terre d’accueil des terroristes palesti- niens. Non seulement elle autorisait l’installation de leurs bases, mais elle les aidait financièrement, si bien que les villages agricoles situés en contrebas dans la vallée du Jourdain étaient souvent la cible de tirs d’artillerie. C’était une manière d’entretenir contre nous une guérilla à partir des hauteurs du Golan. Dans le même temps, Damas avait décidé de détourner les eaux du Jourdain, qui représentent pour les régions du nord de notre pays la seule source d’appro- visionnement en eau. Israël a d’abord riposté à ces provocations en tirant sur les tracteurs qui creusaient le canal de déviation, puis, à chaque fois que les Syriens ouvraient le feu sur les exploitations agricoles, notre armée de l’air répliquait immédiatement en bombardant les batteries syriennes. Damas exploita à son avantage la situation en jouant les victimes. Cette campagne de propagande fut si bien orchestrée que l’URSS, qui soutenait Damas, demanda à l’Égypte de lui venir en aide. Cependant, la situation s’est précipitée et les Soviétiques en ont perdu le contrôle. Disons que Moscou a joué à l’apprenti sorcier et que cela ne lui a pas vraiment réussi.

ANDRÉ VERSAILLE : Curieusement, alors que c’est avec la Syrie que le climat s’envenime, c’est Nasser qui va s’emballer.

SHIMON PERES : Oui, en mars 1967, Nasser, qui jouissait dans le monde arabe d’un prestige grandissant, décida de concentrer des troupes dans le Sinaï.

BOUTROS BOUTROS-GHALI : Il s’agissait de corps expéditionnaires égyptiens qui, à la suite de l’accord de cessez-le-feu intervenu entre l’Égypte et l’Arabie saoudite, venaient de quitter le Yémen où ils avaient été engagés.

SHIMON PERES : C’est cela. Au début, nous avons plutôt cru à une démonstra- tion de propagande destinée au monde arabe. Mais très vite, nous avons com- pris, en voyant chaque jour des renforts supplémentaires grossir les rangs des troupes déjà en place dans le Sinaï, que l’Égypte se préparait à la guerre.

ANDRÉ VERSAILLE : L’escalade vers le conflit armé commence le 16 mai 1967 avec la demande du président égyptien d’évacuer les 3 400 Casques bleus qui stationnaient dans le Sinaï, à la frontière avec Israël depuis la fin de la guerre de Suez. Pourquoi Nasser prend-il cette décision ?

BOUTROS BOUTROS-GHALI : Je crois qu’il a été pris par une espèce d’élan incontrôlé. On sait que ce genre de défi enflamme les foules. Sans compter que si le dénouement de l’intervention anglo-franco-israélienne de 1956 avait été ressenti politiquement comme une « victoire », l’armée égyptienne ne pouvait s’empêcher de le considérer militairement comme une défaite. L’état-major était donc assez favorable à une revanche. D’autant plus que, comme je l’ai rappelé tout à l’heure, l’armée restait persuadée que, sans l’appui des Français et des Anglais, Israël n’aurait jamais pu conquérir le Sinaï.

SHIMON PERES : Je pense comme vous que Nasser s’est emballé un peu malgré lui. Je ne suis pas sûr qu’au début, il ait véritablement voulu déclencher une nouvelle guerre. Il ne s’agissait alors que de rodomontades, mais le monde arabe l’a tellement applaudi, que non seulement il n’a pas pu faire marche arrière, mais qu’il s’est senti poussé à aller plus loin pour ne pas perdre la face et pour accroître son crédit de héros du monde arabe.
Il lui est arrivé ce qui arrive à beaucoup de dictateurs : ils finissent par s’identifier à l’image idéale que la foule leur renvoie d’eux-mêmes. Et ils perdent la tête, ou en tout cas tout sens de la mesure et de la réalité. Non seulement Nasser a cru à son discours, mais par un curieux phénomène psychologique, son discours est devenu sa réalité : en déclarant qu’Israël serait vaincu, voire détruit, le raïs considérait la guerre comme déjà terminée et Israël détruit.

ANDRÉ VERSAILLE : Nasser demande donc le départ des Casques bleus, et U Thant, le secrétaire général des Nations unies, accède sans tarder à la demande du Caire, levant ainsi le mince rideau qui sépare les deux pays.

SHIMON PERES : En effet, et immédiatement après l’évacuation de la bande de Gaza et de Charm el-Cheikh par les Casques bleus, des escadrilles de Mig et de Soukhoï prennent position dans des bases aériennes inutilisées depuis longtemps.

ANDRÉ VERSAILLE : Boutros Boutros-Ghali, comment jugez-vous cette façon d’obtempérer immédiatement aux désirs de Nasser, de la part de votre prédécesseur ? U Thant avait-il le choix ?

BOUTROS BOUTROS-GHALI : Franchement je ne comprends pas ce qui a poussé U Thant à agir de la sorte. C’était évidemment une erreur tragique. Avait-il le choix ? Je l’ignore. Il avait en tout cas la possibilité de temporiser : dès lors qu’il s’agissait d’évidence d’une action qui pouvait mettre en péril la sécurité dans la région, il aurait pu gagner du temps en expliquant, par exemple, qu’il allait soumettre la demande égyptienne au Conseil de sécurité. Gagner du temps relève de la diplomatie préventive. Bien sûr, les Casques bleus ne proté- geaient pas vraiment l’Égypte ni Israël, mais ils avaient une valeur symbolique dans un contexte où il s’agissait d’empêcher un incident susceptible d’entraîner une confrontation.

SHIMON PERES : U Thant a évidemment commis une très grande faute. Je crois qu’il a lui aussi subi le charme de celui qui apparaissait comme le héros du monde arabe.
Avait-il le choix ? Oui et non. Après tout, les Casques bleus étaient stationnés du côté égyptien de la frontière, et ceux-ci ne pouvaient pas y demeurer contre la volonté du Caire. Mais en même temps, l’installation des soldats de l’ONU sur la frontière était la condition de notre retrait du Sinaï après la campa- gne de Suez. En renvoyant les Casques bleus, Nasser rompait donc les accords d’armistice qu’il avait signés.

ANDRÉ VERSAILLE : Le 22 mai, un pas supplémentaire est franchi dans l’escalade : Nasser interdit le détroit de Tiran aux bateaux israéliens, entraînant le blocus du port israélien d’Eilat.

SHIMON PERES : Ce qui constituait un casus belli. Après la campagne de Suez, nous l’avons dit, les grandes puissances maritimes s’étaient engagées à garantir la liberté de navigation dans le golfe d’Aqaba pour toutes les nations. Elles avaient promis d’intervenir pour briser tout nouveau blocus éventuel décrété par l’Égypte. Le gouvernement israélien résolut donc, avant de pren- dre une décision, de consulter les principaux États signataires de cet engage- ment, afin de connaître leur position. À Londres, le Premier ministre Harold Wilson proposa donc qu’une patrouille maritime internationale franchisse le détroit de Tiran et obtienne ainsi sa réouverture. Le président américain Johnson, qui avait condamné le blocus égyptien, le qualifiant d’acte illégal, était également favorable à l’envoi dans le détroit d’une flotte internationale com- posée de navires battant pavillons de plusieurs puissances maritimes. Johnson posa deux préalables avant de prendre une décision définitive : il souhaitait que, d’une part, l’affaire soit portée devant l’ONU et que, d’autre part, le Sénat américain en débatte. Pour ce qui est de la France, de Gaulle fit comprendre à Abba Eban que « la France de 1967 n’était plus celle de 1956 », et ajouta : « Ne tirez pas les premiers ! » L’attitude du président français, qui annonçait déjà le refroidissement des relations franco-israéliennes, provoqua une grande déception en Israël.
Cependant, il apparaîtra bientôt clairement qu’une opération maritime inter- nationale pour rouvrir le détroit de Tiran aurait peu de chance d’aboutir, le Canada, le Mexique et l’Italie n’étant guère disposés à y participer.

BOUTROS BOUTROS-GHALI : Je crois que le maréchal Amer, ministre de la Guerre, a sa part de responsabilité dans cette escalade, dans la mesure où il a persuadé Nasser que l’armée égyptienne serait victorieuse. Il avait déployé six divisions dans le Sinaï, des centaines de chars et des pièces d’artillerie, rappelé aux moins deux brigades du Yémen avant d’annoncer la mobilisation générale de l’armée. Cependant, ses troupes étaient en position défensive. Je pense que Nasser ne voulait pas vraiment la guerre, mais cherchait à travers une manœuvre politique d’intimidation à dissuader Israël d’une éventuelle attaque de la Syrie.

ANDRÉ VERSAILLE : Nasser a-t-il pu penser que les Israéliens ne réagiraient pas ? Ou bien que les Américains et les Soviétiques interviendraient à temps pour calmer le jeu ?

BOUTROS BOUTROS-GHALI : C’est une hypothèse qui a été émise, en effet. Scission de la RAU en 1961 ; embourbement au Yémen ; énormes problèmes économiques à l’intérieur : toutes ces difficultés auraient poussé Nasser à déclencher une spectaculaire action de diversion, comptant sur le fait que les deux super-puissances interviendraient. Nasser aurait alors « renoncé » à la confrontation. Bien évidemment, ce « renoncement » aurait été négocié lors d’une conférence internationale et l’Égypte en aurait tiré de substantiels bénéfices politiques.

SHIMON PERES : Je ne suis même pas sûr que Nasser ait eu en tête une stratégie bien arrêtée. Je crois vraiment qu’il considérait ses coups de menton comme autant de succès diplomatiques : il était devenu l’homme fort qui faisait apparaître Israël en état de faiblesse. Et peut-être que l’enthousiasme arabe général (ce phénomène d’hystérie collective est extrêmement mobilisateur et grisant) l’a intoxiqué au point de lui faire croire qu’il pourrait battre Israël, et qu’il serait devenu « l’homme qui aura vengé l’honneur arabe ».

ANDRÉ VERSAILLE : Quel est alors l’état d’esprit de l’armée égyptienne ?

BOUTROS BOUTROS-GHALI : Le moral était excellent. Cette crise avait uni le monde arabe qui resserrait les rangs autour de Nasser : le 30 mai 1967, le roi Hussein s’envole pour Le Caire et signe un pacte de défense mutuelle ; un général égyptien, Abdel Moneim Riad, est nommé commandant général de l’ar- mée jordanienne ; un autre pacte d’assistance mutuelle est conclu entre l’Irak et l’Égypte ; une brigade mécanisée irakienne passe la frontière jordanienne et se dirige vers le Jourdain ; deux commandos égyptiens arrivent par avion en Jordanie... Bref, tout indiquait l’ampleur de cette nouvelle coalition. Par ailleurs, les médias avaient mobilisé les foules arabes et les avaient convaincues d’une victoire. Enfin, l’opinion publique était persuadée que cette prochaine guerre aurait lieu avec l’appui de l’URSS, « comme l’Amérique et l’Europe avaient auparavant aidé Israël ». Le déséquilibre entre les forces arabes et les forces israéliennes semblait tourner au profit de la coalition arabe : en effet, l’Égypte disposait de 150 000 à 180 000 soldats, 900 chars, 800 pièces d’artillerie. L’armée jordanienne de 56 000 soldats, 264 chars plus 30 chars appartenant aux Irakiens, et 194 pièces d’artillerie irako-jordaniennes. L’armée syrienne, quant à elle, comp- tait 70 000 hommes et environ 300 chars. Pour sa part, l’armée israélienne, forte d’environ 250 000 hommes, se composait aux trois quarts de réservistes.

ANDRÉ VERSAILLE : Nous ne sommes plus dans la gesticulation : si ce n’est pas une préparation à la guerre, ça y ressemble bien.

BOUTROS BOUTROS-GHALI : Oui et non. Tout le monde sait qu’un accord militaire et la mise en œuvre d’une stratégie commune entre trois armées différentes nécessitent une longue préparation. C’est dire qu’un accord signé à la veille d’une guerre relève essentiellement de l’intimidation. Et je suis certain que les experts militaires israéliens devaient savoir à quoi s’en tenir à ce propos.

ANDRÉ VERSAILLE : Et la population égyptienne, comment voit-elle cette marche vers la guerre ?

BOUTROS BOUTROS-GHALI : Les opinions sont comme toujours partagées. Une partie de la population considère que nous allons à l’aventure, que c’est une folie. Mais il s’agit là d’une minorité. La majorité, elle, galvanisée par les médias, croit que nos troupes, aguerries par la guerre du Yémen, vont écraser les forces israéliennes. Nasser semble tellement sûr de lui que beaucoup pen- sent qu’il doit avoir reçu des assurances de l’Union soviétique.
Moi-même, je balançais entre la conviction qu’il s’agissait d’une aventure périlleuse et la certitude que l’armée égyptienne allait remporter une victoire – limitée, il est vrai – parce qu’un cessez-le-feu, imposé par les États-Unis et les Nations unies, interviendrait dès le moment où la situation se dégraderait pour Israël.

ANDRÉ VERSAILLE : Dans le monde arabe, les manifestations guerrières se multiplient et l’on parle de plus en plus de « destruction d’Israël » et de « jeter les Juifs à la mer ».

BOUTROS BOUTROS-GHALI : Cela faisait partie de la propagande psychologique. Il s’agissait de rallier l’opinion publique. Nous savions bien que les États- Unis ne permettraient ni la destruction d’Israël ni l’expulsion des Juifs. Et bien entendu, la propagande israélienne utilisera abondamment cette rhétorique pour mobiliser la diaspora juive et obtenir l’appui de la communauté internationale.

ANDRÉ VERSAILLE : Shimon Peres, certains disent qu’en réalité, les Israéliens ont saisi l’opportunité d’attaquer l’Égypte avant que l’ONU ne calme la situation, la provocation de Nasser leur offrant une occasion unique de casser pour longtemps l’armée égyptienne. Ainsi, trente ans plus tard, Ezer Weizmann a raconté, lors d’une interview, qu’il était allé voir personnellement le Premier ministre Levi Eshkol et lui avait dit : « Écoute, Levi, tu as derrière toi la meilleure armée que nous ayons eue depuis le roi David. Une occasion en or nous est donnée de terminer le boulot et d’en finir une fois pour toutes avec l’armée égyptienne. Nous n’avons pas le droit de la rater ! »

SHIMON PERES : C’est peut-être ce que disait Weizmann, mais je peux vous affirmer qu’à l’époque, la conviction du chef d’état-major, Yitzhak Rabin, était loin d’être aussi établie. Et en tout cas, cette assurance n’était certainement pas partagée par tous les chefs militaires.

ANDRÉ VERSAILLE : Mais peut-on soutenir qu’Israël ait véritablement été en danger ?

SHIMON PERES : Toute guerre met un pays en danger. Il n’y a jamais de garantie. En tout cas, en 1967, la situation semblait réellement dangereuse. Vous venez de rappeler les discours haineux, enflammés, des dirigeants ara- bes, et notamment ceux du leader de l’OLP, Ahmed Choukeiri, promettant de jeter les Juifs à la mer. Des slogans extrêmement meurtriers étaient lancés à jets continus par les Arabes de la région... Bien sûr, nous ne pensions pas qu’Israël fût en danger de mort, mais il faut dire que nous, les Israéliens, nous avions de bonnes raisons de ne pas prendre à la légère ces appels à la destruction, à ne les considérer que comme des effets rhétoriques. Nous étions alors à moins de trente ans de la Shoah...

ANDRÉ VERSAILLE : Abba Eban, alors ministre israélien des Affaires étrangè- res, s’envole pour Washington afin de rencontrer le président américain Lyndon Johnson.

SHIMON PERES : Oui, Ben Gourion était d’avis qu’il ne fallait pas déclencher la campagne militaire tant que nous n’étions pas sûrs d’avoir à nos côtés une superpuissance capable de nous soutenir en cas de problème sérieux. Tout comme avant la campagne de 1956, il craignait le coût humain entraîné par le déclenchement d’une nouvelle guerre.

ANDRÉ VERSAILLE : Abba Eban explique aux Américains qu’Israël est en danger. À quoi Johnson répond qu’Israël n’est nullement en danger : « Nous avons fait faire une analyse de la situation par nos experts du Pentagone de laquelle il ressort que si vous les attaquez les premiers, vous l’emporterez en huit à dix jours, si ce sont les Égyptiens qui tirent les premiers, vous l’emporterez en moins d’une quinzaine de jours. »

SHIMON PERES : En allant rencontrer le président américain, il s’agissait pour Abba Eban de savoir comment les États-Unis se situaient par rapport à cette crise qui conduisait visiblement à un affrontement armé entre l’Égypte et Israël. Abba Eban est allé à Washington non pour demander de l’aide à proprement parler, mais pour rappeler aux Américains qu’au lendemain de la campagne de Suez, ils s’étaient engagés à garantir la liberté de navigation dans le détroit de Tiran. Johnson a été plutôt évasif (« Nous ferons ce que nous pourrons ») et, en tout cas, n’a rien promis de concret.

ANDRÉ VERSAILLE : Les Américains avaient encore dit à Abba Eban : « Vous ne serez pas seuls sauf si vous décidez de faire cavalier seul », c’est-à-dire si vous prenez l’initiative militaire.

SHIMON PERES : Oui, mais quand Meir Amit, le chef du Mossad, se rendra à son tour à Washington, non plus pour rencontrer le Département d’État, mais afin de s’entretenir avec les services de renseignements américains, l’accueil sera différent. Il faut dire que l’escalade égyptienne avait alors atteint un point de non-retour, ce qui explique l’écoute plus compréhensive que les services américains nous ont manifestée.

ANDRÉ VERSAILLE : Peu avant la guerre des Six Jours, le gouvernement israélienne semble plus bénéficier de la confiance de toute sa population. Il court alors une plaisanterie sur le Premier ministre Levi Eshkol : « Lorsqu’on propose à Eshkol : thé ou café, celui-ci répond : “Moitié-moitié”. » Cette plaisanterie est-elle révélatrice du sentiment de la population israélienne quant à la capacité du Premier ministre à prendre ses décisions ?

SHIMON PERES : Assez, oui. Voyez-vous, alors que la mobilisation des forces égyptiennes prenait des proportions inquiétantes, Eshkol (alors également ministre de la Défense) était passé à la radio et s’en était très mal sorti. Ce cafouillage lors d’une allocution que les Israéliens attendaient avec impatience a eu un effet catastrophique et lui a valu une grande chute de confiance dans la population : il est apparu alors comme un homme ayant perdu son sang-froid au point de s’avérer incapable d’énoncer clairement son argumentation. Eshkol, dont l’image politique était déjà ternie, fut tout à coup jugé inapte à diriger le pays.
La population avait foi en son armée, mais pas en son gouvernement. La confiance ne reviendra que lorsque Dayan sera nommé au poste de ministre de la Défense. La perspective de la guerre plongea le Parlement dans d’âpres discussions et engendra un tel climat d’instabilité que nous pensions devoir nous acheminer vers un gouvernement d’union nationale. Certains, comme Menahem Begin, proposèrent le retour de Ben Gourion au gouvernement. J’eus personnellement un entretien avec Begin à ce sujet. Il voulait savoir si, à mon avis, Ben Gourion était capable de reprendre la tête du pays et s’il était prêt à accepter le poste de Premier ministre. Je lui ai alors répondu : « Capable, oui, mais prêt, je ne sais pas. » J’étais moi-même partisan du retour de Ben Gourion, mais je ne pouvais pas présager de sa décision, puisqu’il avait refusé de participer à tout gouvernement qui conserverait Levi Eshkol à sa tête, tant son désaccord était profond avec la politique du Premier ministre. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle il avait quitté, deux ans plus tôt, le parti travailliste, le Mapaï, et fondé le Rafi, parti que Dayan et moi avions rejoint.
L’opposition, composée du Herout (prédécesseur du Likoud) de Begin, du Rafi de Ben Gourion et du Mafdal, ne voyait pas du tout en Eshkol un homme apte à diriger le pays par ce temps de crise extrême. Alors Menahem Begin est allé voir Eshkol pour lui demander sinon de laisser sa place à Ben Gourion, au moins de lui confier le portefeuille de la Défense. Eshkol a refusé, arguant qu’il n’était pas possible à deux hommes aux vues aussi opposées de conduire une politique gouvernementale cohérente.
Mais la nation avait désormais besoin d’un homme fort pour conduire la guerre, et elle sentait bien qu’Eshkol n’avait pas la stature nécessaire. Dans le pays comme au Parlement, on demanda qu’il soit relevé de ses fonctions de ministre de la Défense, et remplacé par un véritable stratège. Les deux candi- dats possibles étaient d’une part le ministre du Travail, Yigal Allon, l’ancien chef du Palmach, et d’autre part, Moshé Dayan, qui en 1956 avait été le chef d’état-major de l’armée. L’unanimité se fit sur Dayan.
Eshkol a eu la sagesse, malgré l’hostilité patente que lui vouait le Rafi, d’accepter de nommer Moshé Dayan à la tête du ministère de la Défense. Il faut lui reconnaître le mérite d’avoir également rassemblé autour de lui des hommes venus d’horizons politiques différents, dont un des dirigeants de l’op- position, Menahem Begin, qui siégera au gouvernement, mais comme ministre sans portefeuille.

ANDRÉ VERSAILLE : À ce moment-là, le gouvernement est bien décidé à lancer une guerre préventive contre l’Égypte ?

SHIMON PERES : Pendant les jours qui ont précédé la guerre, l’état-major, dirigé par le général Yitzhak Rabin, voulait, en effet, lancer dans les plus brefs délais une attaque contre l’Égypte. Cependant, à cause des pressions américai- nes et européennes, notamment de la France, et d’informations invérifiables qui faisaient état d’une prochaine intervention américaine pour débloquer le détroit, le Premier ministre répugnait à donner son accord à l’attaque des forces égyptiennes. Mais par la suite, après analyse plus profonde de la situation sur le terrain, et des spéculations quant à la réaction de Washington dans le cas où, malgré ses injonctions, nous passerions tout de même à l’offensive armée, Eshkol a fini par donner son feu vert à l’état-major.
Après coup, cette temporisation qui dura quelque quinze jours s’est avérée payante : outre que ces deux semaines avaient permis à l’armée de mieux se pré- parer, l’opinion publique internationale (à l’exception de celle des pays arabes et musulmans, bien sûr) s’est massivement rangée de notre côté : Israël apparut clairement en position d’agressé, et notre initiative militaire parut justifiée.

BOUTROS BOUTROS-GHALI : Il faudrait préciser. Si vous entendez par « l’opinion publique internationale », certains pays d’Europe et les États-Unis, vous avez raison. Mais le tiers-monde dans son ensemble – Inde, Chine, Afrique – se sentait plus proche des Palestiniens et des Arabes que des Israéliens qu’ils considéraient comme des colons, des white settlers.

ANDRÉ VERSAILLE : À l’aube du 5 juin, des bombardiers israéliens se lancent à l’assaut de l’aviation égyptienne au sol, tandis que les chars de Tsahal inves- tissent le Sinaï. La guerre a commencé.

SHIMON PERES : Oui, et trois heures plus tard, Dayan m’informa du brillant succès de notre armée de l’air : en trois heures, elle avait anéanti la presque totalité de l’armée de l’air égyptienne. Je pense qu’elle avait détruit près de cinq cents appareils, et bon nombre de terrains d’aviation égyptiens étaient désormais hors d’usage. L’action de notre armée de l’air a été suivie par celle de nos blindés qui ont pénétré dans le Sinaï, détruisant en deux jours les posi- tions égyptiennes.
Cependant, la première journée, personne, ni en Israël ni à l’étranger, n’avait eu connaissance de cette action militaire, parce que Dayan avait ordonné aux porte-parole de l’armée de la tenir secrète. À l’inverse, Le Caire publiait des bulletins de victoire, ce qui fait qu’au premier jour de la guerre, le monde entier, abusé par les déclarations triomphantes de la radio égyptienne, était per- suadé qu’Israël était en train de la perdre. Cette conviction était apparemment partagée par les Russes qui, certains qu’une victoire égyptienne serait immi- nente, retardèrent la réunion du Conseil de sécurité de l’ONU...
En fait, la guerre contre l’Égypte a été gagnée non pas en six jours mais en trois ou quatre heures. Dès que nous avions détruit l’aviation égyptienne, la vic- toire était acquise. Cependant la population israélienne, qui ignorait tout de ces faits d’armes, fut déprimée jusqu’à ce qu’elle apprenne la vérité.

ANDRÉ VERSAILLE : Comment, de leur côté, les Égyptiens ont-ils vécu ces premières heures de guerre lors desquelles la radio égyptienne exaltait l’avance victorieuse de son armée vers Tel-Aviv ?

BOUTROS BOUTROS-GHALI : Le fait est que la radio annonçait à intervalles réguliers le nombre d’avions israéliens abattus, ce qui soulevait un enthousiasme général dans l’opinion publique. Je me souviens qu’on vous arrêtait dans les rues du Caire pour vous donner le dernier décompte des avions abattus.
Pour autant, si la presse arabe et les médias parlaient d’une victoire fulgurante et certaine, les experts savaient pertinemment que de toute façon les États-Unis interviendraient pour imposer un cessez-le-feu et arrêter une confrontation militaire si celle-ci devait tourner au désavantage d’Israël.

ANDRÉ VERSAILLE : À ce moment, malgré le pacte de défense mutuelle, la Jordanie n’a encore effectué aucun mouvement de troupes. Et il ne semble pas que les Israéliens aient eu, au début, l’intention d’attaquer Amman.

SHIMON PERES : En effet, Eshkol avait contacté le roi de Jordanie pour lui dire que s’il ne se mêlait pas de cette guerre provoquée par l’Égypte, nous ne l’attaquerions pas. Mais sans doute gagné par l’euphorie des informations égyptiennes Hussein décida-t-il d’engager ses forces aux côtés de celles de Nasser.

ANDRÉ VERSAILLE : Le roi a-t-il cru Nasser qui, lors d’un entretien téléphonique, lui avait prétendu que les troupes égyptiennes progressaient victorieusement ?

SHIMON PERES : Le roi prétendra plus tard n’avoir pas cru Nasser. Pourtant je reste persuadé que ce coup de fil a contribué à faire entrer la Jordanie dans la guerre. Hussein a tout de même dû être impressionné par les arguments que Nasser lui avait fournis par téléphone.
Hussein a prétendu avoir été obligé de suivre l’Égypte et la Syrie. Il dira avoir été entraîné dans la guerre par Nasser qui lui avait donné de fausses informations prétendant que l’armée israélienne avait été mise en déroute par les Égyptiens.

BOUTROS BOUTROS-GHALI : Personnellement, je n’en crois rien. Cette prétendue naïveté du roi Hussein est une légende forgée par la propagande israélienne pour maintenir son opinion publique dans l’idée que les dirigeants arabes n’étaient que des primitifs émotifs. Je ne peux pas imaginer que le roi Hussein n’ait pas eu la possibilité de s’informer sérieusement sur la situation qui régnait sur un terrain d’opération distant de quelques dizaines de kilomètres.

ANDRÉ VERSAILLE : Ce problème de l’information n’est peut-être pas détermi- nant. La vraie question est de savoir si Hussein aurait pu agir autrement.

BOUTROS BOUTROS-GHALI : Vous avez raison. En réalité, alors que l’ensemble du monde arabe s’embrasait et croyait l’heure de la revanche et de la libération enfin venue, il était impossible au roi Hussein, face à son peuple, de surcroît majoritairement palestinien, de ne pas participer à cette intervention militaire.

SHIMON PERES : C’est vrai, la marge de manœuvre du roi était très étroite. Dans une longue lettre qu’il m’écrira plus tard, Hussein m’expliquera qu’il n’avait pas pu refuser d’entrer en guerre, car le commandement de celle-ci était supposé être unifié entre Le Caire, Damas et Amman. Le roi ne pouvait donc pas rester en retrait du mouvement du monde arabe représenté par Nasser, mais les conséquences en furent désastreuses.

BOUTROS BOUTROS-GHALI : Il ne s’agit pas seulement de Nasser, il s’agit de tout le monde arabe qui était encore plus violemment anti-israélien que Nasser.

ANDRÉ VERSAILLE : Comment les gouvernements arabes suivent-ils cette guerre ?

BOUTROS BOUTROS-GHALI : Si les populations arabes sont unanimement derrière Nasser, il n’en va pas de même pour les gouvernements qui, au-delà d’une certaine solidarité, restent circonspects : car si l’Égypte gagne, elle renforcera encore sa position dans le monde arabe ; dans le cas contraire, une défaite égyp- tienne les affaiblirait, eux aussi. Dans le même temps, ces gouvernements ne peuvent pas ne pas tenir compte de leur opinion publique.

ANDRÉ VERSAILLE : Shimon Peres, même si le gouvernement israélien avait tenté de prévenir la confrontation armée avec les Jordaniens, l’entrée en guerre d’Amman vous donnait une occasion unique de conquérir la vieille ville arabe de Jérusalem.

SHIMON PERES : C’est exact. Il n’en reste pas moins que ce n’est pas nous qui avons déclenché les hostilités. Mais bien sûr, dès lors que nous avions été atta- qués, il n’était pas question de ne pas riposter.

ANDRÉ VERSAILLE : Le vendredi 9 juin, le Conseil de sécurité des Nations unies lance un ordre de cessez-le-feu. Comment la progression de la guerre est- elle vécue en Égypte ?

BOUTROS BOUTROS-GHALI : Au début, compte tenu des informations triomphalistes, l’enthousiasme était délirant. Par la suite, bien sûr, il a fallu expliquer le pourquoi du cessez-le-feu.
Le jour de l’armistice, nous, les universitaires, avons été réunis à six heures du matin et Rifaat el-Mahgoub, le porte-parole du parti, nous a déclaré que l’on venait d’apprendre que mille à deux mille avions américains, stationnant en Espagne, étaient en train d’être repeints aux couleurs d’Israël afin de se porter en renfort des forces israéliennes. « Vous comprendrez, nous dit-il, qu’il n’est pas possible de lutter contre les États-Unis et qu’il faut donc s’orienter vers un cessez-le-feu... » Il reprenait là une des accusations lancées par le président Nasser, la veille, selon laquelle des avions américains venus de Crète avaient bombardé le territoire égyptien.

ANDRÉ VERSAILLE : Et on le croit ?

BOUTROS BOUTROS-GHALI : Bien sûr que non, enfin ! Il s’adressait à des universitaires ! Mais pour éviter les questions et les critiques, il avait mobilisé des centaines d’étudiants qui occupaient les gradins supérieurs de l’amphithéâtre et qui hurlaient : « Avec notre sang, nous te défendrons, ô Nasser ! » Cela étant, partagés entre la tristesse de la défaite et le désir de sauver l’honneur, nous aurions eu envie de le croire.

ANDRÉ VERSAILLE : Le cessez-le-feu est aussitôt accepté par l’Égypte et Israël. La Syrie, quant à elle, attendra vingt-quatre heures avant de donner son accord. C’est au cours de ces vingt-quatre heures qu’elle perdra les hauteurs du Golan.
En six jours, Israël a donc remporté la victoire sur les trois fronts. L’Égypte, la Syrie, la Jordanie sont défaites. La totalité du Sinaï, la bande de Gaza, la Cisjordanie – Jérusalem-Est incluse – et le plateau du Golan ont été conquis par l’armée israélienne.

SHIMON PERES : En réalité la guerre des Six Jours ne fut pas une guerre menée contre trois pays à la fois, mais une suite de trois guerres organisées par Moshé Dayan : deux jours contre l’Égypte, deux jours contre la Syrie, deux jours contre la Jordanie. Au début nous avions seulement l’intention d’attaquer l’Égypte face à laquelle nous n’avions aucune alternative. En revanche, nous n’avions pas de visée belliqueuse contre la Syrie et, comme je vous l’ai dit, moins encore contre la Jordanie.

ANDRÉ VERSAILLE : Pensez-vous que l’affrontement armé aurait pu être évité ?

SHIMON PERES : Oui, mais il aurait fallu pour cela que la communauté internationale adopte une attitude ferme envers Nasser.
ANDRÉ VERSAILLE : Mais n’est-ce pas ce qui s’est passé ? Même l’Union soviétique a enjoint Le Caire de ne pas déclencher les hostilités armées.

SHIMON PERES : Peut-être, mais avec quel résultat ? Manifestement, les Russes n’ont pas exercé une pression suffisante et Nasser n’a pas senti qu’il pouvait perdre le soutien de Moscou s’il persistait dans sa politique. Et, de fait, il ne l’a pas perdu.

BOUTROS BOUTROS-GHALI : De mon point de vue, je crois que si Eshkol avait tenu tête aux faucons de l’armée israélienne, la guerre aurait pu être évitée.
Je continue à penser que la bruyante propagande arabe a permis à Israël de se poser en victime et a renforcé le camp des « durs » en Israël, en faveur de la guerre, alors qu’une attitude plus modérée de part et d’autre aurait peut-être permis de trouver une solution pacifique.

SHIMON PERES : Franchement j’en doute. Nasser s’était totalement intoxiqué, et nous n’avions aucun élément, aucun fait qui nous aurait permis de convaincre l’état-major de ne pas se lancer dans cette guerre.

ANDRÉ VERSAILLE : Nasser, apparemment désespéré, annonce à la radio qu’il se retire du pouvoir : « Je veux redevenir un simple citoyen », déclare-t-il. Vous le croyiez ?

SHIMON PERES : Non, bien sûr ! C’était du théâtre.

BOUTROS BOUTROS-GHALI : Je pense que vous vous trompez. Je crois que Nasser était sincère. Mais lorsque les foules égyptiennes l’ont exhorté à revenir sur sa décision et que l’ensemble du monde arabe, de la Mauritanie au Yémen, a repris cette exhortation, Nasser a décidé de continuer la lutte. Mise en scène ou pas, le fait qu’au-delà de l’Égypte, des millions d’hommes se soient mobilisés en faveur de Nasser, montre bien que le raïs était le chef du combat pour la libération de la Palestine.
Dès lors, on ne parlera pas de défaite mais de « grave accident », Naksa en arabe : « Nous n’avons perdu qu’une bataille – et encore, non pas contre les Israéliens, mais contre une alliance américano-israélienne, et si Nasser a accepté un cessez-le-feu, c’est pour épargner aux peuples arabes des souffrances supplémentaires. » Aussi incroyable que cela puisse vous paraître, malgré cette défaite, Nasser n’a pas perdu un seul instant sa popularité. Au contraire, un élan de solidarité arabe s’est largement manifesté envers celui qui avait perdu une bataille, et dont le prestige n’a fait que croître. Cette guerre a renforcé la solidarité du monde arabe autour de Nasser.

ANDRÉ VERSAILLE : Comment cela s’explique-t-il ?

BOUTROS BOUTROS-GHALI : Quand un grand malheur frappe une famille, deux
réactions sont possibles : soit les dissensions s’exacerbent, soit les membres de la famille s’unissent pour faire front face à l’adversité. Par ailleurs, en Égypte, la population n’a pas mesuré immédiatement l’ampleur de la défaite : l’autori- tarisme du régime, le monopole de l’information, le soutien exalté de l’ensemble du monde arabe à l’Égypte ont largement atténué aux yeux des Égyptiens la dimension de cette Naksa. D’autant que la guerre, qui a été brève et s’est déroulée hors de la vallée du Nil, n’a occasionné que peu de dommages civils. C’est l’armée qui a souffert ; la population, dans son ensemble, ne subira les conséquences de la défaite que plus tard, lorsque Port-Saïd, Ismaïlia et Suez seront bombardées par les Israéliens pendant la « guerre d’usure », bombardements qui provoqueront l’exode d’un million d’Égyptiens qui iront se réfugier en Basse-Égypte.

ANDRÉ VERSAILLE : Il y a une chose que je ne comprends pas. Vous dites d’une part, que les Arabes ont vu la guerre des Six Jours non comme une défaite mais comme un « accident », et en même temps les Arabes n’arrêtent pas de parler de « terrible humiliation » et d’honneur à venger.

BOUTROS BOUTROS-GHALI : On a commencé par parler d’accident. Et ce n’est que plus tard que cette défaite sera qualifiée de « terrible humiliation ».

SHIMON PERES : L’on en revient à ce sentiment d’humiliation et d’honneur à venger, systématiquement évoqué. Je pense que cette obsession a empêché les Arabes de prendre la mesure de la catastrophe. Tout se passe comme s’il ne leur était pas possible d’y faire face. Alors ils poursuivront leur politique de boycott et de négation de notre existence en se disant que la prochaine fois, ils nous détruiront.

ANDRÉ VERSAILLE : Du côté israélien, comment la population a-t-elle vécu cette victoire ?

SHIMON PERES : Elle était littéralement hors d’elle-même. Sa joie était proportionnelle à la crainte éprouvée à la veille de la guerre. Et bien sûr, elle ressentait une immense fierté, car le monde n’arrêtait pas de nous féliciter pour les hauts faits d’armes de notre armée.
Cette guerre fut unique dans notre histoire. Jamais Israël n’a mené une campagne aussi brillante que décisive. La disproportion entre les pertes ennemies et les nôtres fut considérable. Nos ennemis avaient perdu deux fois et demie plus de chars que nous ; quant aux avions, on a calculé qu’au cours des six jours, nous avons perdu un appareil contre cinquante-quatre du côté arabe. Tandis que notre marine de guerre n’avait subi aucun dommage, onze bâtiments arabes ont été coulés et trois ports bombardés. J’étais personnellement d’autant plus satis- fait de notre victoire que, pour la première fois aussi, l’arsenal mis en mouve- ment dans cette guerre était le fruit de mon travail en France, en Allemagne et en Israël même.