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Le Blog de Voltaire

Ne vaut-il pas mieux manger son ennemi mort que de le laisser dévorer aux bêtes

En 1725 on amena quatre sauvages du Mississipi à Fontainebleau, j’eus l’honneur de les entretenir ; il y avait parmi eux une dame du pays, à qui je demandai si elle avait mangé des hommes ; elle me répondit très naïvement qu’elle en avait mangé. Je parus un peu scandalisé ; elle s’excusa en disant qu’il valait mieux manger son ennemi mort que de le laisser dévorer aux bêtes, et que les vainqueurs méritaient d’avoir la préférence.

Nous tuons en bataille rangée ou non rangée nos voisins, et pour la plus vile récompense nous tra- vaillons à la cuisine des corbeaux et des vers. C’est là qu’est l’horreur, c’est là qu’est le crime ; qu’importe quand on est tué d’être mangé par un soldat, ou par un corbeau et un chien ?
Nous respectons plus les morts que les vivants. Il aurait fallu respecter les uns et les autres. Les nations qu’on nomme policées ont eu raison de ne pas mettre leurs ennemis vaincus à la broche : car s’il était permis de manger ses voisins, on mangerait bientôt ses com- patriotes, ce qui serait un grand inconvénient pour les vertus sociales.
Encore un mot sur l’anthropophagie. On trouve dans un livre qui a eu assez de succès chez les honnêtes gens ces paroles ou à peu près : Du temps de Cromwell une chandelière de Dublin vendait d’excellentes chandelles faites avec de la graisse d’Anglais. Au bout de quelque temps un de ses chalands se plaignit de ce que sa chan- delle n’était plus si bonne. « Monsieur, lui dit-elle, c’est que les Anglais nous ont manqué. »

Je demande qui était le plus coupable, ou ceux qui assassinaient des Anglais, ou la pauvre femme qui faisait de la chandelle avec leur suif ? Je demande encore quel est le plus grand crime, ou de faire cuire un Anglais pour son dîner, ou d’en faire des chandelles pour s’éclairer à souper ? Le grand mal, ce me semble, est qu’on nous tue. Il importe peu qu’après notre mort nous servions de rôti ou de chandelle ; un honnête homme même n’est pas fâché d’être utile après sa mort.

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