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60 ans de conflit israélo-arabe par Boutros Boutros-Ghali et Shimon Perès

La Guerre d’Octobre 1973

X – LA GUERRE D’OCTOBRE 1973
L’avènement d’Anouar el-Sadate – Sadate veut faire bouger les choses – Le Caire renvoie les conseillers soviétiques – « Nous considérions tous Sadate comme un bouffon... » – Dayan ne croit pas que les Arabes oseraient se lancer dans une nouvelle guerre – 6 octobre 1973, les avions égyptiens et syriens attaquent – Humeur sombre en Israël, liesse en Égypte – Bilan de la guerre – Israël a-t-il été en danger ? – Une « fausse guerre » ?

ANDRÉ VERSAILLE : Le 28 septembre 1970, soit le lendemain de la « réconciliation » entre Hussein et Arafat, Nasser, nous l’avons dit, a succombé à une crise cardiaque. Anouar el-Sadate, le vice-président, lui succède à la tête de l’Égypte. Comment les Occidentaux le considèrent-ils ? Jean Lacouture raconte que, ayant été l’interviewer en compagnie d’Éric Rouleau à Alger, lors de la conférence tiers-mondiste de 1972, ils étaient sortis consternés de l’entretien, tant Sadate leur avait paru un homme tout à fait médiocre. Et de fait, beaucoup semblent considérer le nouveau raïs comme un « président de transition ».

BOUTROS BOUTROS-GHALI : Au début, les Égyptiens, eux aussi, l’ont tenu pour un président de transition. Mais, dans son ensemble, la population égyptienne l’a considéré comme un chef d’État appelé à poursuivre l’œuvre de son prédécesseur et elle l’a accepté en tant que tel. Cela étant, il faut dire que, jusqu’à la guerre d’Octobre, les élites égyptiennes ne le prendront guère au sérieux étant donné les diverses images qu’il donnait de lui-même.

SHIMON PERES : Il est vrai que les multiples visages qu’il voulait se donner (être un jour le Napoléon du monde arabe et le lendemain son Nehru) faisaient que nous non plus, nous ne le prenions pas trop au sérieux. Nous aurions pour- tant dû remarquer un changement majeur dans sa politique : son rapprochement avec les Américains et les Européens de l’Ouest.

ANDRÉ VERSAILLE : Dès son intronisation, Anouar el-Sadate va en effet vouloir se rapprocher des Américains et des Occidentaux et essayer, par leur entremise, d’entamer un processus de paix avec les Israéliens, qui semblent rester sourds à ces velléités pacifiques.
Sadate fera plusieurs discrètes tentatives d’ouverture vers les Israéliens. Ainsi, le 28 décembre 1970, soit trois mois après son accession au pouvoir, évoque-t-il, dans un entretien au New York Times, la possibilité de conclure un accord de paix avec Israël à la condition que celui-ci évacue tous les territoires conquis en 1967. C’est une remise en question des trois « Non » de Khartoum. Quelques mois plus tard, dans son discours au Parlement égyptien du 4 février 1971, Sadate présente ce qu’il appelle une « initiative de paix ». Il s’agit d’obtenir le retrait israélien de la région du canal de Suez, de rouvrir la voie navigable et de mettre en place un cessez-le-feu durable. Il semblerait que pour Sadate, cet accord intérimaire devait entraîner un processus de négociation vers la paix. Enfin, en réponse à un mémorandum de Gunnar Jarring (chargé par l’ONU d’une mission de paix au Proche-Orient), Le Caire exprime sans ambi- guïté, et pour la première fois dans un document officiel, sa volonté de paix avec Israël à condition qu’Israël se retire totalement des territoires occupés.

BOUTROS BOUTROS-GHALI : Vous remarquerez que ces tentatives ont à peine été perçues. Je me souviens que peu après sa visite à Jérusalem en 1977, Sadate m’avait demandé de rédiger un « Livre blanc » rappelant les initiatives qu’il avait prises en faveur de la paix depuis son arrivée au pouvoir. La publication de ce « Livre blanc » devait démontrer à l’opinion publique internationale que le voyage à Jérusalem n’était pas un geste aussi improvisé et ponctuel qu’il le paraissait. Si spectaculaire qu’il fût, il ne s’inscrivait pas moins à la suite de plusieurs tentatives de dialogue avec les Israéliens. Celles-ci n’avaient cepen- dant pas été perçues par Israël. Ni par le monde arabe, d’ailleurs.

ANDRÉ VERSAILLE : Israël ne paraît pas croire à la volonté de paix du Caire et refuse toute idée de retour aux frontières de juin 1967. Le gouvernement de Golda Meir a décidé de choisir le statu quo plutôt que de renoncer aux territoires occupés. Pourtant, le secrétaire d’État américain Rogers, lui, paraît convaincu de la sincérité de Sadate. Quant au sous-secrétaire d’État américain, Joseph Sisco, il dira : « Israël sera tenu pour responsable du rejet de la plus belle occasion de paix depuis la création de l’État. » Abba Eban, alors ministre israélien des Affaires étrangères, avait coutume de dire que « les Arabes ne ratent jamais l’opportunité de rater une opportunité de faire la paix ». En l’occurrence, il semble que ce soient plutôt les Israéliens qui « ratent des opportunités ».

SHIMON PERES : Il est vrai que, aveuglés par les préjugés que nous nourrissions envers les dirigeants arabes, et en particulier à l’encontre de Sadate, nous ne parvenions pas à regarder objectivement la situation. Nous nous sommes totalement trompés sur le compte du nouveau président égyptien. Nous le tenions effectivement pour un homme falot, médiocre, un président de transition, comme vous dites. Nous sommes totalement passés à côté des potentialités de Sadate.
Je me souviens d’une réunion avec Kissinger qui revenait d’une rencontre avec le président égyptien (c’était après la guerre de Kippour). Il nous avait parlé du raïs en termes très chaleureux, déclarant que c’était un homme très intelligent, voire un visionnaire. Nous ne l’avons pas cru ; nous pensions que Kissinger était encore en train de nous faire un de ces numéros dont il avait le secret. Bref, nous avons mis du temps à comprendre que Sadate était un président d’une autre étoffe que celle à laquelle les dirigeants arabes nous avaient habitués.

ANDRÉ VERSAILLE : Le chef de l’état-major égyptien, Chazli, racontera plus tard que Sadate, voyant que Kissinger refusait de s’occuper du conflit israélo-arabe « parce que celui-ci n’était pas brûlant » (les Américains sont alors embourbés au Vietnam), en conclut que seule une crise au Proche-Orient pourrait amener Washington à s’impliquer dans le conflit. Il semble qu’en mai 1971, Sadate avait acquis la conviction qu’une guerre pourrait débloquer la situation. En juin 1971, il se dit prêt à « sacrifier un million de soldats égyptiens » pour reconquérir les territoires occupés. Un peu plus tard, en mars 1972, il déclare devant le Parlement égyptien : « La guerre est inévitable. Quels que soient les sacrifices et quel qu’en soit le prix à payer, nous ne céderons pas un centimètre de notre terre ou de la terre arabe. »
À cette époque, l’Union soviétique, qui, depuis 1967, s’était engagée à aider l’Égypte à « effacer les conséquences de l’agression israélienne », fournissait des armes au Caire et lui envoyait des conseillers militaires. Pourtant, sur le terrain, les relations entre Russes et Égyptiens ne semblent pas très bonnes. Pour quelles raisons ? Comment la population égyptienne, en général, voyait-elle cette présence soviétique sur son territoire ?

BOUTROS BOUTROS-GHALI : La coexistence entre les militaires égyptiens et soviétiques n’était pas toujours facile. Disons que les mentalités étaient très dissemblables. Quant à la population, elle percevait les Russes comme des étrangers dont elle ne pouvait tirer aucun profit économique, contrairement aux riches touristes occidentaux.

ANDRÉ VERSAILLE : À partir d’un certain moment, Sadate va considérer que l’assistance soviétique présente plus d’inconvénients que d’avantages, et décidera de renvoyer la majorité des conseillers soviétiques. Ceux-ci quitteront l’Égypte le 18 juillet 1972. Sadate pensait-il que cette présence de Moscou était préjudiciable à ses relations avec les États-Unis, seule puissance à ses yeux capable d’influencer Israël ?

BOUTROS BOUTROS-GHALI : Sadate était effectivement persuadé que la solution du problème arabo-israélien dépendait des États-Unis. Mais il faut ajouter une autre raison à ce renvoi : celle du coup d’État tenté, un an après la prise de pouvoir de Sadate, par une équipe de militaires prosoviétiques, dirigée par Ali Sabri et encouragée par Moscou. C’est d’abord cette tentative de putsch qui va amener Sadate à marginaliser puis à éliminer la présence soviétique. Ce qui est passé dans l’Histoire pour un geste de haute politique étrangère est également motivé par des considérations de politique intérieure et d’autoprotection.

ANDRÉ VERSAILLE : Cette décision du renvoi de très nombreux conseillers militaires soviétiques n’a pu être prise sans avoir reçu des assurances de soutien de la part de Washington.

BOUTROS BOUTROS-GHALI : Il est vraisemblable qu’avant de se séparer des conseillers soviétiques, Sadate ait pris certaines assurances du côté améri- cain, mais je n’en sais rien. Sadate détestait les requêtes directes. Je me souviens que pendant les négociations de Camp David, je l’exhortais souvent à être plus explicite envers Washington. Je lui disais : « Monsieur le Président, si vous ne demandez pas clairement aux Américains, et par écrit, ce que vous voulez obtenir d’eux, ils ne vous accorderont rien. » Mais Sadate, habité par ce sens de la dignité propre à notre monde, trouvait humiliant de se placer dans une position du quémandeur. Je pense donc qu’un dialogue s’est noué entre Le Caire et Washington mais de manière assez informelle et que Sadate a plus ou moins tenu les Américains au courant de son intention de renvoyer les Soviétiques.

SHIMON PERES : Il est très possible que Sadate n’ait pas reçu d’assurance formelle de Washington. Néanmoins, il ne pouvait pas ignorer qu’en renvoyant les Russes, les Américains ne manqueraient pas de le soutenir.
Avec le recul, le renvoi des Soviétiques était un signe évident du rôle historique que pouvait jouer Sadate dans la région. Aujourd’hui, des années après l’effondrement de l’empire soviétique, nous avons du mal à nous rappeler l’importance de la pénétration soviétique dans la région, et donc à mesurer l’incroyable audace de Sadate. Et pourtant, nous, Israéliens, n’avons pas prêté à ce geste l’attention qu’il eût fallu.

ANDRÉ VERSAILLE : Comment le monde arabe regarde-t-il cette initiative ?

BOUTROS BOUTROS-GHALI : Je ne suis pas sûr que les États arabes en aient bien saisi toute la portée. Cependant, la moitié de ces États étant hostile au communisme et l’autre moitié inféodée aux États-Unis, le rapprochement égypto-américain sera plutôt bien perçu.

ANDRÉ VERSAILLE : Il semblerait qu’en renvoyant les Soviétiques, Sadate ait gagné sur tous les tableaux : d’une part, Washington se rapproche du Caire, et d’autre part, Moscou, de crainte de compromettre sa position au Moyen-Orient, poursuivra ses livraisons d’armes à l’Égypte. Enfin, les Israéliens, considérant que le rapprochement entre Le Caire et Washington rend toute initiative militaire à leur endroit hautement improbable, baisseront la garde.
Pourtant, de manière secrète et en collaboration avec la Syrie, l’Égypte prépare l’offensive militaire.
Les services secrets israéliens ne semblent se douter de rien. Jérusalem ne pensait-il pas qu’en l’absence d’ouverture de négociations, les États arabes allaient, tôt ou tard, reprendre les armes ? Le général Elie Zeïra, chef des renseignements militaires israéliens, paraît être resté jusqu’au bout convaincu de la très faible probabilité d’une attaque arabe. Il qualifiera d’ailleurs ceux qui redoutaient cette attaque de « paniqués » et d’« alarmistes ». Ainsi les Israéliens vont-ils ignorer plusieurs signaux, dont la mise en garde du roi Hussein de Jordanie, qui rencontre secrètement Golda Meir pour la prévenir de mouve- ments de troupes syriens suspects. Étrangement, Golda Meir ne prendra pas la peine de faire vérifier cette information.

SHIMON PERES : Lors de cet entretien, le roi a fait part de ses « appréhensions », sans être plus explicite. Vous vous imaginez bien que si Hussein avait été précis, la commission d’enquête mise en place peu après la guerre du Kippour, et destinée à rechercher les responsabilités des autorités israéliennes dans cette guerre, n’aurait jamais relaxé Golda Meir et Moshé Dayan.

ANDRÉ VERSAILLE : Depuis son accession au poste de Premier ministre, Golda Meir avait déjà rencontré secrètement huit fois le roi de Jordanie. Quelles sont à l’époque les relations entre les autorités israéliennes et Hussein ?

SHIMON PERES : Nous avions des relations paradoxales puisqu’elles étaient à la fois officieuses et très proches. N’oubliez pas que Hussein (et avant lui Abdallah) n’avait pas été pleinement accepté par le monde arabe. Il se sentait entouré d’États arabes qui contestaient la légitimité de sa dynastie, ce qui n’était pas le cas d’Israël. Sans parler de l’OLP dont la plupart des dirigeants tenaient le roi pour un « réactionnaire à la solde de l’Occident ». Nous avons vu comment les relations entre les mouvements palestiniens et Amman ont explosé en septembre 1970.
Ces relations entre le roi et nous, finalement solides malgré leur caractère informel, nous convenaient autant qu’à lui. Elles étaient les plus proches possibles car, étant donné la position délicate de Hussein dans le monde arabe, en aucun cas la Jordanie n’aurait pu se permettre d’être le premier pays arabe à faire la paix avec Israël.

ANDRÉ VERSAILLE : Quoi qu’il en soit, peu de temps avant les attaques conjointes des armées égyptienne et syrienne, les Israéliens avaient presque toutes les informations en main. Ils n’en tirèrent pourtant pas les conclusions qui s’imposaient. Comment cela s’explique-t-il ? À l’époque, le Mossad consacrait-il plus d’énergie à surveiller les mouvements terroristes qu’à espionner les États arabes ? L’état-major israélien, après la victoire de 1967, estimait-il que les Arabes ne se lanceraient plus inconsidérément dans une nouvelle guerre ? Le directeur du Mossad, Zvi Zamir, déclarera plus tard : « Nous ne pouvions croire qu’ils en étaient capables. Nous les méprisions. » Ce mépris s’adresse surtout à Sadate et il est d’ailleurs partagé par les Américains. Henry Kissinger confessera plus tard : « Nous considérions tous Sadate comme un bouffon, comme un clown. Je tenais Sadate pour un personnage d’Aïda. »

BOUTROS BOUTROS-GHALI : Je me souviens que peu de temps avant le déclenchement de la guerre, l’opinion publique égyptienne parlait de Sadate avec beaucoup de scepticisme. On ne prenait pas du tout au sérieux ses velléités d’attaquer Israël : « Sadate nous promet de faire la guerre mais il ne la fera jamais ! Ce sont des mots ! » C’est dire si le secret de la préparation militaire avait été bien gardé.

SHIMON PERES : Il est vrai que quelques jours avant l’attaque, nous avions eu vent des préparatifs militaires de l’Égypte et de la Syrie. Mais nous avions l’habitude de recevoir des informations de ce type, et elles se révélaient souvent fausses. C’est pourquoi nous les maniions avec circonspection. Pourtant les informations reçues en septembre étaient très précises puisqu’elles donnaient même la date de l’attaque. Cependant, comme rien ne se produisit ce jour-là, nous avons pensé qu’il s’agissait encore d’un coup de bluff. Lorsque nos services nous ont confirmé que l’attaque était bien programmée, mais que sa date avait été reportée, nous n’y avons plus cru.
Par ailleurs, Moshé Dayan, alors ministre de la Défense, ne croyait absolument pas que, sitôt après la défaite de 1967, les Arabes oseraient se lancer à nouveau dans une initiative militaire inconsidérée.

ANDRÉ VERSAILLE : Et pourtant, la guerre sera bien déclenchée le 6 octobre. Comment avez-vous vécu cette journée ?

SHIMON PERES : Le samedi 6 octobre au matin, jour de Kippour, nos services de renseignements nous apprennent qu’en Égypte les officiels soviétiques (ils n’avaient pas tous quitté le sol égyptien après le 18 juillet 1972) renvoient les membres de leur famille en Russie. Devant cet indice, Golda Meir réunit les ministres qui se trouvent à Tel-Aviv (elle n’a pas voulu déranger ceux qui étaient à Jérusalem parce que plusieurs d’entre eux étaient religieux). Nous sommes donc une petite douzaine de ministres autour d’elle, divisés sur la signification à donner à cet événement. Peut-il être le signe avant-coureur du déclenchement d’une guerre ? Parmi nous se trouve le chef des services de renseignements. Généralement, ces services sont accusés de faire courir des bruits alarmistes, mais ce jour-là nous avons affaire à un de leurs représentants qui, se voulant rassurant, nous affirme que la guerre n’est pas à l’ordre du jour. Je suis assis à côté du ministre Galili, l’homme le plus proche de Golda Meir : il me passe un petit mot pour me demander ce que j’en pense ; je lui réponds que je crois, au contraire, que la guerre va être déclenchée. Il transmet alors ma réponse à Golda Meir, mais ni Dayan, ni le chef d’état-major, ni le représentant des services de renseignements ne croient à une attaque arabe. Ils pensent tous qu’il s’agit encore une fois d’une fausse alerte.
Golda avise le gouvernement qu’elle a néanmoins pris contact avec l’ambas- sadeur des États-Unis pour solliciter une intervention diplomatique américaine auprès de l’Égypte. Elle pensait que les Égyptiens renonceraient peut-être à leurs manœuvres s’ils apprenaient qu’Israël était désormais au courant de leurs intentions. Néanmoins, le gouvernement se prononce pour une mobilisation partielle des réservistes. Vers 14 heures, alors qu’une vive discussion oppose les partisans et les adversaires d’une attaque contre la Syrie en cas d’agression égyptienne, le secrétaire militaire du Premier ministre annonce que des avions syriens et égyptiens ont commencé à bombarder Israël. Nous avions du mal à le croire, et pourtant la guerre venait bel et bien de commencer.
Golda prononce immédiatement un discours radiotélévisé à la nation, dans lequel elle explique clairement la situation. Ensuite, c’est Moshé Dayan qui prendra la parole.

ANDRÉ VERSAILLE : Au début des hostilités, cette guerre s’avère très différente des deux précédentes, puisque les armées arabes paraissent l’emporter.

SHIMON PERES : Ce sera pour nous un choc énorme. On ne s’attendait pas à vivre un premier revers d’une telle ampleur. La surprise sera d’autant plus grande que l’attaque a lieu le jour le plus sacré pour les Juifs.
Dans la soirée, au cours d’une nouvelle réunion de cabinet, le chef d’état-major nous annonce que les bombardements égyptiens redoublent d’intensité, et qu’il a dû envoyer en renfort sur le Canal nos avions militaires stationnés sur le front nord. Le dimanche sera une sombre journée. Les unités d’infanterie et les blindés égyptiens ont commencé à traverser le Canal, tandis que l’armée syrienne avance en direction du Golan. La plupart des réservistes ne sont pas encore arrivés au front, et l’armée régulière doit, seule, faire face aux assauts des troupes arabes fortes en hommes et équipées d’une nouvelle génération de matériel militaire soviétique, particulièrement sophistiqué, et dont nous ignorons tout de la capacité de nuisance. Quant à notre armée de l’air, elle combat sur les deux fronts à la fois, empêchant la progression des blindés syriens et pilonnant les positions égyptiennes le long de la rive.

ANDRÉ VERSAILLE : Quelles sont alors les discussions à l’état-major ?

SHIMON PERES : Nos experts militaires estimaient que les 48 heures à venir seraient encore difficiles : il fallait compter deux jours environ avant que tous les réservistes ne soient sur place. Dayan, qui craignait d’avoir surestimé nos forces et sous-évalué celles de l’ennemi, revient de Suez en fin d’après-midi avec des nouvelles encore plus inquiétantes : les Égyptiens bombardent maintenant notre centre de télécommunications de Charm el-Cheikh. La situation s’aggravait également dans le Nord où les Syriens nous attaquaient sur la ligne d’armistice de 1967.
Le mardi, Dayan propose de concentrer nos efforts à la défense de nos lignes dans le Golan, car il devient de plus en plus difficile de lutter sur les deux fronts à la fois. Cette action sera couronnée de succès, car dès le lendemain, l’armée syrienne battra en retraite, abandonnant environ sept cents chars, soit près de la moitié de ses forces blindées. Dayan est désormais partisan d’un arrêt de notre offensive dans le Nord, car il estime qu’une trop forte progression de nos forces sur le territoire syrien entraînerait l’entrée en guerre de la Jordanie, et nous aurions du mal à combattre sur un troisième front. Il redoute l’entrée en guerre d’Amman qui a visiblement beaucoup de peine à résister aux pressions égypto-syriennes, tandis que les Irakiens commencent à envoyer des renforts militaires aux Syriens.
Il nous paraît clair que le pays doit se préparer à vivre une guerre longue, et nous décidons de lancer une grande campagne auprès des communautés juives d’Europe et d’Amérique pour récolter des fonds.
Le jeudi, cinquième jour de la guerre, l’humeur nationale est sombre : Israël se trouve complètement isolé, pas une voix à l’ONU ne s’élève pour nous défendre. Au contraire, chaque jour, un gouvernement étranger annonce la rupture de ses relations diplomatiques avec nous. Le Premier ministre britannique demande qu’Israël rende les territoires occupés depuis 1967, tandis que Brejnev exhorte les Algériens à se mobiliser aux côtés de leurs frères égyptiens et syriens. Des rumeurs sur le suicide de Dayan ajoutent à la confusion générale. La presse traduit les interrogations et les doutes de l’opinion publique : pour- quoi le gouvernement n’a-t-il pas pris au sérieux les informations qui, la veille du Yom Kippour, annonçaient une guerre proche ? Qu’allions-nous devenir face à 120 millions d’Arabes qui détenaient la moitié des richesses pétrolières mondiales ? Des nouvelles contradictoires en provenance du front ne font qu’entre- tenir le climat d’incertitude.

ANDRÉ VERSAILLE : Et du côté égyptien, dans quelle atmosphère va se dérouler le début de cette nouvelle guerre ?

BOUTROS BOUTROS-GHALI : Comme la population ne croyait pas que Sadate allait se lancer dans la guerre, son déclenchement a provoqué un véritable coup de tonnerre. Deuxième surprise : l’annonce des premières victoires. Après le traumatisme de la défaite de 1967, personne n’imaginait que les forces égyptiennes puissent traverser aussi facilement le canal de Suez et enfoncer la ligne Bar-Lev réputée imprenable. Cette première attaque victorieuse a donc été considérée comme bien plus importante et décisive qu’elle ne le fut en réalité. La population égyptienne est en liesse et d’un seul coup Anouar el-Sadate accède au statut de héros national. Par la suite, on continuera à parler de cette première bataille en termes dithyrambiques, mais l’on fera moins de cas des suites de cette guerre.

ANDRÉ VERSAILLE : Et comment réagissent Washington et Moscou ?

SHIMON PERES : Les États-Unis mettront quelque temps à se rendre compte de la gravité de la situation. Lorsqu’ils comprennent l’ampleur de l’attaque conjointe arabe, Kissinger chercha à arrêter les combats, et surtout à convaincre les Soviétiques de ne pas s’impliquer dans le conflit. En même temps, les États-Unis nous envoient les munitions qui commencent à nous manquer.
Cependant, la situation tourne lentement en notre faveur. Une fois passé l’effet de surprise des premières attaques, notre défense s’organise plus méthodiquement et anticipe les manœuvres ennemies. L’armée égyptienne, meilleure dans la guerre d’usure, semble avoir du mal à répondre aux offensives des FDI qui occupent désormais une poche de 1 200 km2 sur la rive occidentale du Canal et encerclent la IIIe armée égyptienne.
Quant au front nord, nous gagnerons plusieurs positions, mais nos pertes s’alourdiront.
Lorsque les armées israéliennes ne seront plus qu’à cinquante kilomètres de la capitale syrienne, l’ambassadeur soviétique à Washington, Dobrynine, adressera une mise en garde aux États-Unis : si l’armée israélienne entre dans Damas, l’URSS interviendra aussitôt dans le conflit. (Les Soviétiques avaient d’ailleurs déjà mobilisé trois divisions aéroportées prêtes à décoller, tandis que des militaires russes arrivaient en Égypte pour installer des missiles sol-sol, d’une portée de 300 kilomètres.) Kissinger répliquera qu’une intervention soviétique entraînerait immédiatement une intervention américaine.
Voyant que la situation s’était renversée, les Soviétiques réclamèrent l’instauration rapide d’un cessez-le-feu. Celui-ci sera conclu le 23 octobre avec l’Égypte et le 24 avec la Syrie.
Le 22 octobre 1973, le Conseil de sécurité de l’ONU adopte la résolution 338, qui réaffirme la résolution 242 de 1967 et invite les belligérants à entamer des négociations. Parallèlement, il est décidé d’envoyer des Casques bleus dans la région.
Le 11 novembre, un accord de cessez-le-feu officiel est signé au « kilomètre 101 » de la route Le Caire-Suez, par les représentants militaires égyptiens et israéliens, stipulant la nécessité d’un accord de désengagement des forces et l’échange des prisonniers de guerre. Puis le 18 janvier 1974, un premier accord égypto- israélien sur le désengagement des forces sera signé, prévoyant notamment l’établissement d’une zone tampon entre les lignes israéliennes et égyptiennes, placée sous la surveillance de la FUNU, la réouverture du canal de Suez par l’Égypte et l’autorisation accordée aux marchandises israéliennes de transiter par le Canal.

ANDRÉ VERSAILLE : La guerre d’Octobre 1973 est terminée. Quelles sont les conséquences de celle-ci pour les belligérants et pour le reste du monde arabe ?

SHIMON PERES : Nous n’avions pas perdu la guerre, mais celle-ci fut la plus lourde de celles que nous avions eu à mener depuis l’Indépendance, car beaucoup de soldats et d’officiers y ont péri. De plus, elle a suscité pas mal de questions : la population israélienne, habituée à des guerres rapidement gagnées, s’est évidemment interrogée sur les responsabilités des autorités gouvernementales et militaires. Parallèlement, il y eut beaucoup de discussions au sein de l’armée pour essayer de comprendre pourquoi nous en étions arrivés là. Nous nous sentions tous, au gou- vernement comme à l’état-major, très culpabilisés par cette semi-défaite.
Très vite, une commission d’enquête, dirigée par le président de la Cour suprême, sera instituée pour déterminer les responsabilités politiques et militaires. En avril de l’année suivante, cette commission déposera son rapport dont les conclusions ne feront qu’aggraver la crise de confiance du pays envers le gouvernement. Quant à notre armée, dont le moral, déjà entamé par la guerre, se détériorait, elle devra subir, pour la première fois de son histoire, des critiques lancées par la presse, d’autant plus dures que le rapport de la commission d’enquête a conclu à la nécessité de remplacer un certain nombre d’officiers, dont le chef d’état-major.
Après le choc de Kippour, nous redoutions tellement de nous retrouver une nouvelle fois surpris par une agression arabe que nous avons créé au sein de notre département un service spécifique, dont la mission consistait à remettre en question toutes nos analyses, de façon à ne pas nous laisser abuser par des évidences ou par des certitudes hâtives.
Oui, cette guerre du Kippour a sérieusement ébranlé le pays. L’autorité de Golda Meir elle-même a été contestée au sein du parti, et au cours d’une réunion de notre groupe parlementaire, elle s’est vu refuser, pour la première fois, la parole. Cet incident décida, je crois, Golda Meir à se retirer définitivement de la vie politique ; ce qu’elle fera au printemps 1974.

BOUTROS BOUTROS-GHALI : Pour le monde arabe en général, le fait que les armées égyptiennes aient traversé le canal de Suez et enfoncé cette ligne Maginot qu’était la ligne Bar-Lev, transformait cette guerre en une grande victoire arabe. Et même si, bien sûr, la guerre d’Octobre ne s’est pas soldée par une victoire égyptienne, elle fut d’une importance capitale dans la mesure où elle avait ébranlé l’armée israélienne réputée invincible, ainsi que la confiance aveugle que la population israélienne avait en elle. Cette guerre a donc eu une très grande influence sur le rééquilibrage, non pas des forces militaires, mais des forces psychodiplomatiques.
Par ailleurs, cette « victoire » a permis à l’Égypte de recouvrer sa dignité et de renforcer son rôle de chef de file incontesté du monde arabe. Les rivalités interarabes sont oubliées (au moins momentanément) et les États arabes font bloc derrière l’Égypte.

ANDRÉ VERSAILLE : Et pour la Syrie ? Car si l’Égypte peut considérer l’issue de la guerre comme une semi-victoire, il est difficile pour Damas, qui n’a finalement guère progressé sur le terrain, de tenir un discours analogue.

BOUTROS BOUTROS-GHALI : Vous savez, dans des régimes autoritaires, il n’est pas très compliqué de faire passer des semi-défaites pour des victoires.

SHIMON PERES : Il est vrai que du point de vue symbolique, une victoire syrienne était beaucoup plus difficile à obtenir, puisqu’il aurait fallu que Damas reconquière la totalité du Golan. Comme il n’y avait pas de lignes à traverser, une avancée de quelques kilomètres ne pouvait pas être très significative.

ANDRÉ VERSAILLE : Et pour les deux supergrands, qu’est-ce que cette guerre a changé ?

SHIMON PERES : À cette époque, la politique étrangère américaine se détermine très souvent en fonction des positions russes. Et pour Kissinger, gagner du terrain sur Moscou passait par l’amélioration des relations, d’un côté avec les Chinois, de l’autre avec le monde arabe. Kissinger pensait que la position de l’Union soviétique était surévaluée, que Moscou n’était ni aussi fort, ni aussi présent, ni aussi organisé dans cette partie du monde, qu’on le croyait. Les États-Unis avaient d’autant plus de chances de supplanter les Soviétiques dans le monde arabe, que ceux-ci n’avaient finalement pas grand-chose à lui apporter, sinon du matériel de guerre. C’est ce qui a encouragé Kissinger à tenter de changer la donne dans la région.

BOUTROS BOUTROS-GHALI : Oui, cette guerre a eu un impact sur la diplomatie américaine. Elle va amener Washington à s’impliquer davantage en Égypte ainsi que dans le conflit israélo-arabe.

SHIMON PERES : Et dès lors que les combats ont entraîné la destruction du matériel soviétique (pour la troisième fois), cette guerre n’a aucunement servi ni Moscou ni le monde communiste. Pour les esprits les plus perspicaces, il était clair que les Soviétiques n’avaient plus un grand avenir au Proche-Orient. D’autant que malgré leur aide à l’Égypte comme à la Syrie, les partis communistes restaient interdits dans ces deux pays. Cette guerre marque donc le début de l’évacuation des Russes de la zone.

ANDRÉ VERSAILLE : Parmi les questions qui demeurent posées, il y a celle du retard des Américains à livrer les munitions dont Israël avait besoin. Plusieurs spécialistes de la question parlent d’un retard volontaire dû à Kissinger afin que la victoire israélienne ne soit pas totale : il semblerait en effet que le secrétaire d’État américain ait estimé qu’une « semi-victoire » arabe pouvait déboucher à moyen terme sur un processus de négociation.

BOUTROS BOUTROS-GHALI : Étant donné l’extrême solidité des relations israélo-américaines – Israël est pratiquement le 51e État de l’Union – je n’imagine pas que ce retard ait pu être intentionnel.

SHIMON PERES : Il est vrai que les munitions sont arrivées assez tard. Le ministre de la Défense américain Schlesinger et le secrétaire d’État Kissinger se sont mutuellement accusés d’être responsable de la lenteur de l’acheminement. J’ai personnellement discuté avec chacun d’eux et ils m’ont tous les deux assuré qu’ils n’avaient aucunement eu l’intention de ralentir la livraison des munitions.
L’un des grands problèmes que l’on rencontre quand on étudie la politique internationale, c’est la suspicion que l’on se voue entre adversaires, mais également entre alliés. Il ne faut certes pas faire d’angélisme, mais en même temps, je crois qu’on aurait tort d’expliquer l’Histoire par une série de coups tordus. Très franchement, j’ai beaucoup de mal à imaginer que tant Kissinger que Schlesinger (d’ailleurs juifs tous les deux) aient délibérément voulu mettre Israël en danger.

ANDRÉ VERSAILLE : Il ne s’agissait pas de mettre Israël en danger, mais de faire en sorte que les États arabes ne subissent pas une nouvelle humiliation qui les empêcherait d’entamer le processus de paix. Il ne vous semble pas possible que Kissinger, qui est tout de même un homme de la realpolitik, ait pu penser les choses en ces termes ?

SHIMON PERES : Non, je ne le pense pas. Une guerre n’est pas une partie d’échecs où tout le monde peut voir l’exacte situation des adversaires en présence et prendre le temps de réfléchir, en toute connaissance de cause, aux prochains coups. Lors d’une guerre, trop de choses sont imprévisibles et on n’a guère le loisir d’organiser des plans « machiavéliques ». J’ajouterais qu’en ce qui concerne Kissinger, il était trop attaché à Israël pour se conduire de cette façon. J’ai vu Kissinger évoquer en privé ses liens avec Israël les yeux humides ! Oui, le grand Kissinger, l’héritier de Metternich, pouvait avoir de réelles bouffées sentimentales. Le croirait-on ?

ANDRÉ VERSAILLE : Avec difficulté, en effet, mais si vous le dites. Quoi qu’il en soit, au début de cette guerre, Israël était-il réellement en danger ?

SHIMON PERES : Si vous voulez parler d’un danger de mort, non, car il restait le recours aux armes exceptionnelles (mais il n’était pas question de les utiliser dans ce cas-ci) ; en revanche, au déclenchement de l’attaque, nous étions vrai- ment dans une position très dangereuse. Cela ne fait aucun doute.
La situation dans la zone du Canal n’était pas mortelle – le désert du Sinaï nous donnait une profondeur stratégique qui nous permettait de « voir venir ». En revanche, la situation sur la frontière syrienne était, elle, particulièrement périlleuse : si les Syriens étaient parvenus à descendre du Golan, ils se seraient retrouvés en Galilée, une région particulièrement peuplée. Le danger était tel que Golda Meir a immédiatement appelé Haïm Bar-Lev, qu’elle considérait comme le meilleur général d’Israël, pour lui demander de prendre le commandement de l’armée qui se trouvait sur les hauteurs du Golan.

ANDRÉ VERSAILLE : Une question a donné lieu à controverse : l’objectif réel de cette guerre pour Sadate. En effet, après avoir traversé le Canal et enfoncé la ligne Bar-Lev, les Égyptiens se sont arrêtés. Les objectifs de guerre égyptiens et syriens étaient-ils identiques ? Le ministre syrien de la Défense, le général Tlass, expliquera que Damas avait pour but de libérer tous les territoires arabes conquis par Israël, alors que l’Égypte entendait seulement passer le canal de Suez et se maintenir sur les deux rives dans l’espoir de faire avancer les choses sur la scène internationale.

BOUTROS BOUTROS-GHALI : Je crois que Sadate avait eu la sagesse de comprendre qu’il fallait limiter la progression de ses troupes, et ce contre l’avis de certains généraux qui voulaient que l’armée égyptienne poursuive son avancée jusqu’aux cols du Sinaï.

ANDRÉ VERSAILLE : Il semblerait pourtant que lorsque Sadate a proposé à Assad une alliance militaire pour reconquérir les territoires perdus, il n’aurait pas du tout parlé d’arrêter ses troupes dix kilomètres après le franchissement du Canal. Tant il est vrai que les Syriens ont été très étonnés et furieux de constater l’arrêt de l’armée égyptienne, ce qui a permis aux Israéliens de dégager une partie des troupes stationnées dans le Sinaï pour les envoyer en renfort au nord-est.

BOUTROS BOUTROS-GHALI : J’ai lu en effet des études qui vont dans ce sens, mais je vous avoue ne pas trop savoir quoi en penser. Je ne crois pas cependant que les plans de batailles aient été parfaitement arrêtés et coordonnés. Je pense que, de peur que le secret ne soit éventé, les deux états-majors se sont abstenus de multiplier les plans de détails ; ils se sont contentés de s’accorder sur les grandes lignes, sans pousser beaucoup plus avant la suite de la stratégie à engager. J’ai l’impression que la seconde phase de la guerre est le résultat d’un manque de coordination plutôt que d’une stratégie déterminée. Cela dit, je ne suis pas un expert militaire, et mes informations sur la préparation et le déroulement de cette guerre sont très limitées.

ANDRÉ VERSAILLE : Tout de même, n’était-il pas logique que, dans cette alliance, chacun des deux états-majors pousse ses troupes le plus loin possible à l’intérieur des territoires occupés ? Que la Syrie était donc en droit d’attendre de l’Égypte qu’elle ne s’arrête pas en aussi bon chemin ? D’ailleurs, dans un deuxième temps, sous la double pression syrienne et soviétique, l’armée égyptienne va s’enfoncer plus avant dans le Sinaï et donc sortir du périmètre protégé par le parapluie antiaérien, ce qui rendra ses blindés vulnérables aux forces aériennes israéliennes.

SHIMON PERES : Pour ma part je ne crois pas que Le Caire et Damas aient été parfaitement en phase l’un avec l’autre. Je pense que, plutôt qu’un véritable plan dressé par deux alliés, il y a eu une volonté d’attaquer conjointement Israël par surprise. Quant aux arrière-pensées secrètes, il doit y en avoir eu des deux côtés.
Et cela n’a d’ailleurs rien d’étonnant. Une coalition est très difficile à conduire. Napoléon disait qu’il valait mieux lutter contre une coalition que dans une coalition. Une coalition militaire est toujours peu ou prou handicapée par les divergences qui séparent les coalisés. Chacun des États qui participe à une opération commune, conserve par-devers lui certains plans qu’il mettra ou non à exécution selon les opportunités et en fonction de ses propres intérêts. Il n’y a jamais de réelle transparence dans ce type d’alliance.
Quant à savoir pourquoi Sadate a finalement décidé de faire dépasser à son armée la limite des dix kilomètres, je ne pense pas qu’il l’ait fait sous la pression des Soviétiques ou des Syriens. Je crois qu’il a été lui-même surpris par la facilité avec laquelle ses soldats ont traversé le Canal et sont parvenus à bousculer nos troupes. Dès lors, il s’est peut-être dit qu’il pourrait aller plus loin. On a tort de croire que les dirigeants prévoient et réfléchissent toutes leurs actions ; bien souvent, ce qui apparaît comme une action logique n’est que le fruit de circonstances. Par la suite, les commentateurs trouvent une cohérence là où il n’y avait que des conjonctures plus ou moins heureuses.

ANDRÉ VERSAILLE : L’Histoire a retenu l’hypothèse d’une guerre déclenchée par Sadate pour sortir de l’impasse dans laquelle le conflit s’enlisait et pouvoir, à terme, lancer un nouveau processus de négociation dans lequel les Arabes ne viendraient pas en état de faiblesse.

SHIMON PERES : En fait, pour les Égyptiens, cette guerre avait deux objectifs majeurs : elle devait permettre l’ouverture du canal de Suez bloqué depuis 1967 et obtenir des victoires symboliques suffisamment spectaculaires pour effacer l’humiliation de la défaite de juin 1967. Dans ce cas, le fait d’avoir traversé le Canal et investi ne fût-ce qu’une petite partie du Sinaï, pouvait être considéré comme une victoire.
Ensuite, mais ensuite seulement, Sadate, ayant rendu leur honneur aux Arabes, il pouvait caresser l’idée d’entamer, sur une base égalitaire, un processus de négociation avec Israël. C’est ce que certains d’entre nous ont pensé quelques mois après la guerre. Mais en ce qui concerne le dernier point, il ne s’agissait que d’une conjecture qu’à l’époque rien n’étayait.

BOUTROS BOUTROS-GHALI : On a souvent prétendu, en effet, que pour Sadate, cette guerre avait été une « fausse guerre ». Je ne le crois pas, car lors d’une réunion de l’OUA à Monrovia en 1979 (c’était après la signature du traité de paix avec Israël), le responsable nigérian a posé franchement la question à Sadate. Très agacé par cette question, Sadate a répondu : « Messieurs, la tradition égyptienne veut que lorsque l’on a un très jeune frère, on le considère comme son fils. Or, mon très jeune frère a été parmi les premiers aviateurs tués dans cette guerre. Vous imaginez bien que s’il s’était agi d’une ‘‘fausse guerre’’, mon ‘‘fils’’ n’y aurait pas trouvé la mort. »

ANDRÉ VERSAILLE : Quelques mois après la fin de la guerre, le 11 avril 1974, Golda Meir démissionne, et avec elle l’ensemble de son cabinet. Quel bilan tirez-vous de son règne ?

SHIMON PERES : On ne peut pas nier le rôle important de Golda Meir dans l’histoire d’Israël. Et nous lui en restons redevables. Il faut cependant reconnaître sa très grande inflexibilité à l’égard du monde arabe, ainsi qu’un certain autoritarisme envers ses ministres lorsqu’elle était à la tête de l’État. Comme elle n’avait aucune confiance dans les dirigeants arabes, elle restait absolument opposée à toute rétrocession des territoires, et cela à quelque condition que ce soit. Elle estimait qu’un premier retrait serait immanquablement le prélude à une évacuation complète des territoires occupés, ce qui mènerait naturellement à la création d’un État palestinien. Elle n’entendait donc pas mettre le doigt dans cet engrenage.
D’un autre côté, Golda était une femme d’un courage exceptionnel. Vers la fin de sa vie, bien qu’atteinte d’un cancer, et donc régulièrement soumise à des cures de chimiothérapie, elle continuait à mener son gouvernement d’une main très ferme.
Après la guerre du Kippour, elle fut violemment mise en cause par la droite israélienne qui lui lançait des accusations très dures. Elle a finalement quitté le pouvoir en femme blessée, avec un immense sentiment d’amertume.

ANDRÉ VERSAILLE : Et dans le monde arabe, comment était-elle considérée ?

BOUTROS BOUTROS-GHALI : Très mal. On la trouvait arrogante, méprisante à l’égard des Arabes en général et des Palestiniens en particulier. Rappelez-vous la manière péremptoire avec laquelle elle avait prétendu qu’il n’existait pas de peuple palestinien. Ajoutant : « Moi, je suis une Palestinienne ! »

ANDRÉ VERSAILLE : Golda Meir quitte donc le pouvoir au printemps 1974. Elle qui était un faucon est remplacée à la tête du gouvernement par Yitzhak Rabin, tout de même plus modéré. Vous-même, Shimon Peres, vous succédez à Dayan au poste de ministre de la Défense.