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Ah, les années tiers-mondistes, nos « golden sixties » !

Vous vous rappelez ? Déçus du communisme soviétique, et la mode maoïste n’ayant pas encore été lancée par les couturiers du prêt-à-penser, nous étions tous devenus des tiers-mondistes échauffés. Pour le FLN algérien ! Pour Ho Chi Minh ! Pour Castro ! Pour la libération de l’Angola ! Pour les rebelles noirs américains ! Pour les guérilleros latinos ! Et bientôt, après la guerre des Six Jours, ardemment pour les Palestiniens.

En ce temps-là, après la guerre d’Algérie qui fut la période fondatrice de l’engagement tiers-mondiste de nombre de Français « progressistes », Alger devint l’une des capitales mondiales de la Révolution où l’on croisait tout ce que la planète comptait de révolutionnaires. Et, bien sûr, nous étions tous – ou presque – pro-FLN. Pro-FLN aveuglément : non seulement nous refusions de considérer son régime pour ce qu’il était, c’est-à-dire dictatorial, mais il nous avait échappé que, loin de se situer dans le courant des « valeurs-de-gauche », mélange en l’occurrence souvent confus de laïcité et de marxisme, il se réclamait en réalité de l’islam. Tout à notre enthousiasme, nous n’y avions vu que du feu. Et pour cause, nous n’avions affaire qu’aux représentants extérieurs du mouvement révolutionnaire algérien. Rompus au langage républicain, voire marxiste, ceux-ci n’avaient eu aucun mal à dissimuler la composante islamique du programme du FLN, qu’ils savaient rebutante à nos yeux.

Tiers-mondistes, nous regardions ces damnés engagés dans une révolution qui ne pouvait qu’être socialiste. Nous ne parlions que de Libération nationale, de révolution agraire, d’émancipation universelle, de Déclaration des droits de l’homme et du citoyen…

– Et la religion ?

– La religion ? Pratiquement aucun de nous n’y pensait, nous ne voyions guère les manifestations religieuses, et quand nous en percevions certaines, nous nous dépêchions de les considérer comme des résidus archaïques que la Révolution ne manquerait pas d’éradiquer bientôt et à tout jamais.

Notre ignorance abysale

Cette ignorance du facteur religieux au sein du FLN, qui innervait pourtant toute la société algérienne, s’étendait jusqu’à nombre de chercheurs spécialistes de l’Algérie, et aux intellectuels engagés. Pendant toute la guerre d’Algérie, et plusieurs années ensuite, la très grande majorité des militants français engagés aux côtés du FLN étaient convaincus que leur combat était celui de l’avant-garde de la lutte internationale anti-impérialiste, donc laïque par nature. « C’est seulement après 1988, après l’octobre algérien, qu’on a commencé à réaliser ce qui se passait et à saisir le rôle de l’islam », dira Pierre Vidal-Naquet[1]. Oui, comme l’écrit Jean Birnbaum, il aura fallu trois décennies, et la montée en puissance de l’islamisme dans l’Algérie contemporaine, pour que les intellectuels de gauche qui avaient soutenu le FLN pendant la guerre d’indépendance, reconnaissent enfin le rôle qu’y avait joué la religion. Trois décennies, alors qu’en 1980 déjà, l’ancien président de la République algérienne, Ahmed Ben Bella, symbole de l’indépendance du pays, avait parlé du nationalisme comme d’une« invention de l’Occident », et déclaré : « Plus que l’arabisme, c’est l’islamisme qui offre le cadre le plus satisfaisant, non seulement parce qu’il est plus large et donc plus efficace, mais aussi et surtout parce que le concept culturel, le fait de civilisation doit commander tout le reste. » Et d’ajouter : « C’est l’islamisme qui offre les meilleures chances d’une libération réelle. »

Parlant de la gêne rétrospective de nombre de militants qui s’étaient fourvoyés, Jean Birnbaum rapporte un fait significatif, à savoir que ces militants avaient mis du temps à s’apercevoir que le titre choisi par le FLN pour son journal, El Moudjahid, signifiait non pas « Le Combattant », mais « Le Combattant de la foi ». Il rappelle aussi qu’un an après l’indépendance, le code de la nationalité fit de l’islam et du patriarcat musulman le fondement exclusif de l’« identité algérienne ». Qu’en outre, la Constitution de la nouvelle République stipulait que l’Algérie « tient sa force spirituelle essentielle de l’islam », lui-même présenté comme la religion de l’État. Un texte révolutionnaire proclamait d’ailleurs que « la Révolution algérienne est fondée et bâtie sur le respect des principes de l’islam, et c’est uniquement à ce titre que la Révolution a été acceptée et encouragée par le peuple algérien[3]. »

[1] Entretien avec Paul Thibaud et Pierre Vidal-Naquet, « Le combat pour l’indépendance algérienne : une fausse coïncidence », Esprit, Avec l’Algérie, janvier 1995. Cité par Jean Birnbaum dans Un silence religieux – La gauche face au djihadisme, Paris, Gallimard, 2016.
[2] Le Monde, 4 décembre 1980, cité par Jean Birnbaum, op. cit.
[3] Cité par Mohammed Harbi et Gilbert Meynier, Le FNL. Documents et histoire, 1945-1962, Paris, Fayard, 2004. Cité par Jean Birnbaum, op.cit.