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60 ans de conflit israélo-arabe par Boutros Boutros-Ghali et Shimon Perès

VIII– OCCUPATION DE LA CISJORDANIE ET DE LA BANDE DE GAZA

La politique de colonisation des territoires occupés commence – Une occupation « à visage humain » ? – Israël, « fait colonial » ? – Israël, « allié sûr de Washington »

ANDRÉ VERSAILLE : Dans une interview du 17 juin 1967, à la question posée par un journaliste relative à l’éventuelle volonté d’Israël de conserver les territoires investis et de s’agrandir, Levi Eshkol répondit : « Non, Monsieur, Israël n’a nul besoin d’autres territoires. Nous voulons développer la terre que nous possédons. Ces terres demandent déjà la mise en œuvre de tant d’énergie, d’argent et d’intelligence qu’elles nous suffisent. Nous n’avons donc nul besoin de nouveaux territoires quels qu’ils soient. » Cet état d’esprit est-il alors général en Israël ?

SHIMON PERES : En Israël, il y avait deux visions des choses : l’une défendue par Levi Eshkol, qui ne désirait pas conserver les territoires conquis, et l’autre, par le Herout (le parti de Begin) et les religieux, qui n’entendaient pas les restituer. Le Herout réclamait l’intégration à Israël de tous les territoires afin de bénéficier d’une « profondeur stratégique » sans laquelle, estimait-il, nous ne pourrions pas défendre le pays ; quant aux religieux, ils refusaient toute restitution des territoires parce qu’ils les considéraient comme saints.

ANDRÉ VERSAILLE : Mais, très vite, semble-t-il, la surprise passée, les Israéliens vont s’habituer à ce nouvel Israël dont la superficie a plus que quadruplé. Bientôt, des mouvements nationalistes ou religieux, qui considèrent ces « conquêtes miraculeuses » comme le début de la rédemption divine, vont commencer un mouvement d’implantation de colonies dans les « terres libérées ». Ces colonisations tous azimuts sont censées être irréversibles et aboutir inévitablement à l’annexion des territoires colonisés.
Shimon Peres, avec le recul, ne pensez-vous pas que cette politique de colonisation a sérieusement contribué à bloquer toute possibilité de règlement pacifique ?

SHIMON PERES : Avec le recul, on peut dire cela, c’est vrai. Mais si l’on veut comprendre les choses, il faut se remettre dans la situation et l’état d’esprit d’il y a près de quarante ans. À cette époque, il n’y avait pas d’avancée vers quelque paix que ce soit. D’ailleurs, au début, nous concevions les implantations essentiellement comme des établissements militaires de défense.
Ainsi, contrairement à ce que l’on peut penser aujourd’hui, les colonies situées à l’est de Jérusalem étaient-elles au départ des avant-postes de camps militaires construits à ces endroits pour faire échec aux tentatives d’incursions palestiniennes à partir des camps de la rive-est du Jourdain. Quant à l’implantation de Yamit, dans le Sinaï, d’aucuns, comme Dayan lui-même, avaient pensé que celle-ci pouvait constituer une carte dans le marchandage qui aurait lieu lorsqu’un compromis avec l’Égypte serait possible. Sans compter que Yamit séparait l’Égypte de Gaza, ce qui lui donnait également un rôle stratégique. Je vous signale d’ailleurs que nous, les travaillistes, nous n’avons construit que très peu d’implantations : nous étions opposés à la multiplication des implanta- tions et plus encore dans les zones où la population arabe était dense.

ANDRÉ VERSAILLE : Reconnaissez tout de même que très vite, alors que les travaillistes sont encore au pouvoir, les implantations deviendront de véritables colonies de peuplement et qu’elles se multiplieront à grande vitesse. Quand bien même il ne s’agirait pas d’une politique d’annexion délibérée, ne pensez-vous pas que l’on pourrait qualifier ce « laisser-faire » des autorités israéliennes envers ces colons de « démission » ? Et que cette démission a produit une situa- tion inextricable qu’il est devenu difficile de résoudre ?

SHIMON PERES : On ne refait pas l’Histoire, et certainement qu’avec l’expérience historique acquise, je penserais différemment aujourd’hui. Cependant, je le répète, pour comprendre le sens de cette politique à ses débuts, il faut vous replacer dans l’état d’esprit des Israéliens face à des pays arabes avec lesquels nous avions essuyé trois guerres et qui refusaient alors toute idée non seulement de paix, mais même de reconnaissance de notre existence. Nous nous sentions absolument légitimes dans notre volonté de créer des implantations sur des territoires que nous entendions protéger contre les attaques extérieures. D’ailleurs, à cette époque, les implantations ne constituaient pas de grands ensembles, mais des petites colonies éparses. En 1977, quand Begin prit le pouvoir, il n’y avait en Cisjordanie qu’une trentaine de colonies. La plupart longeaient la vallée jordanienne, et formaient une barrière contre d’éventuelles incursions venant de l’est, de l’Irak et de la Jordanie. Le développement du mouvement d’implantations a vraiment été organisé par le Likoud. C’est Ariel Sharon, alors ministre de l’Agriculture et surtout président du comité ministériel en charge des colonies de peuplement, qui s’est profondément engagé dans ce processus qui changea la carte de la Cisjordanie.

ANDRÉ VERSAILLE : Mais à cette époque, vous-même, si je ne me trompe, vous étiez bien en faveur d’une immigration massive d’Israéliens juifs dans la vieille ville de Jérusalem, la Jérusalem arabe ?

SHIMON PERES : Non, j’étais en faveur d’un accroissement de la population juive israélienne à Jérusalem en général, pas particulièrement dans la vieille ville.

BOUTROS BOUTROS-GHALI : Quelles que soient les raisons historiques que vous donnez aujourd’hui, Shimon, les colonies de peuplement en Cisjordanie et à Gaza constituent le principal obstacle à une solution pacifique du conflit.

ANDRÉ VERSAILLE : À cette époque, tout le monde, en Israël, s’accordait-il sur la « nécessité » de ces implantations ?

SHIMON PERES : Oui, le consensus de la classe politique était d’autant plus fort que nous avions un gouvernement d’union nationale.
Par ailleurs, on avait pu entendre Ben Gourion déclarer qu’en échange d’une véritable paix, Israël devrait rendre les territoires occupés – à l’exception de Jérusalem.

ANDRÉ VERSAILLE : Tsahal a remporté une victoire « éclatante », mais peut- être aussi « empoisonnée » dès lors qu’Israël ne pourra plus faire semblant d’ignorer les Palestiniens dont une très importante partie vit maintenant à l’intérieur des territoires occupés. C’est en effet le paradoxe de cette guerre : de par l’occupation des territoires, Israël est devenu l’État devant gérer la population palestinienne la plus nombreuse. Comment ce phénomène nouveau est-il envisagé par les autorités israéliennes ?

SHIMON PERES : Nous avions un véritable débat relatif à l’avenir de ces territoires, et pas mal de projets furent proposés, comme le plan Allon (juillet 1967) qui préconisait la restitution de certains territoires mais le maintien d’une zone tampon au nord du Sinaï et le long de la vallée du Jourdain. D’autres plans recommandaient ce que l’on appelait alors un « compromis fonctionnel » : les Jordaniens et nous formerions un gouvernement commun pour administrer la Cisjordanie.

ANDRÉ VERSAILLE : Et qu’en pensait l’homme de la rue ?

SHIMON PERES : Je ne me souviens pas que, dans sa grande majorité, l’opinion publique se soit beaucoup intéressée à ces questions. Comme personne ne s’attendait à une victoire si éclatante, il ne venait pas à beaucoup de gens l’idée de critiquer le gouvernement. Disons que l’homme de la rue pensait qu’il serait bon d’essayer de trouver des solutions mais que ce n’était pas urgent...

BOUTROS BOUTROS-GHALI : De façon très différente, bien sûr... Pour certains, Israël va procéder tôt ou tard à un nouveau nettoyage ethnique et renvoyer les Palestiniens en Jordanie, ou encourager l’élite à émigrer en Europe et aux États-Unis ; d’autres craignent la création de réserves ; d’autres enfin pensent que ce qui a été accaparé par la force ne pourra être libéré que par la force et que le monde arabe sera amené à intervenir militairement pour libérer la Palestine.

ANDRÉ VERSAILLE : Au début, cette occupation est plutôt « tolérable ». Dans les territoires occupés, Moshé Dayan, qui avait en charge leur administration militaire, va prétendre vouloir établir un « régime d’occupation à visage humain ».

SHIMON PERES : Oui, et dans les premiers mois de l’occupation, la cohabitation au quotidien entre les Israéliens et les Palestiniens est aussi bonne que possible. Il faut cependant préciser que, totalement traumatisé par l’ampleur de la défaite, aucun Palestinien ne faisait mine de se rebeller.

BOUTROS BOUTROS-GHALI : Bien sûr ! Après le coup de massue de la défaite, la population palestinienne est atomisée. Et si elle ne se révolte pas tout de suite, c’est qu’elle s’attendait au pire, et que ce « pire », en effet, ne s’était pas encore produit. Il se produira avec l’expulsion de 350 000 nouveaux réfugiés qui viennent s’ajouter aux 700 000 Palestiniens déjà expulsés en 1948, et avec, dans les territoires occupés, la création de colonies israéliennes sur le territoire palestinien. Ce nettoyage exaspérera les Palestiniens.

SHIMON PERES : Non seulement le « pire » ne s’est pas produit, mais nous allions tout faire pour rendre cette occupation la moins insupportable possible. Pour commencer, nous avons décidé de laisser ouverts les ponts qui enjambaient le Jourdain, de manière à permettre aux Palestiniens de continuer leurs échanges commerciaux avec leurs partenaires de la rive est du fleuve et, chose évidemment nouvelle, pour les Palestiniens de Cisjordanie de venir travailler en Israël. Ce travail deviendra d’ailleurs très rapidement la principale source de revenu de la population palestinienne.
En tant que ministre sans portefeuille, j’étais chargé du développement éco- nomique des nouveaux territoires et du problème des réfugiés palestiniens. On estimait qu’ils étaient environ 350 000 en Cisjordanie et dans la bande de Gaza. Il était pratiquement impossible d’avancer un chiffre exact : les listes établies par l’UNRWA (Agence des Nations unies pour l’aide aux réfugiés palestiniens) étaient nécessairement fausses, puisqu’elles ne tenaient pas compte des réfugiés qui mouraient ou qui quittaient le camp. Personne, en effet, n’avait intérêt à signaler un départ ou un décès, qui aurait privé les familles de la subvention de l’absent versée par l’UNRWA. J’ai fait plusieurs visites dans les camps de Cisjordanie et de Gaza et, malgré la forte propagande anti-israélienne, j’ai reçu dans l’ensemble un accueil assez chaleureux. Invité dans les familles, j’avais le sentiment que ces hommes et ces femmes cherchaient à établir un contact direct et cordial. Les réfugiés vivaient dans des conditions choquantes, dans des bâtiments misérables, dépourvus d’eau et d’électricité. Des hommes désœuvrés traînaient leur ennui à l’ombre des maisons brûlantes de soleil. Aucun réfugié ne voulait travailler, car en tant que chômeurs, ils bénéficiaient d’une aide de l’UNRWA. Par ailleurs, la propagande encourageait à l’oisiveté pour mieux dénoncer « l’horrible tragédie » de ces familles réfugiées dans les camps. Il fallait donc en premier lieu améliorer leurs conditions de vie tout en restant d’une prudence extrême, car toute mesure positive risquait d’apparaître comme une volonté de récupération politique des réfugiés. Il fallait donner aux hommes la possibilité de travailler pour augmenter leur niveau de vie, sans que leur travail ne les prive des subventions de l’UNRWA qu’ils ne voulaient pas perdre. Nous avons contourné la difficulté en les autorisant à travailler sans être inscrits au registre du travail, si bien que, pour l’UNRWA, ils étaient toujours chômeurs. Le second objectif que j’ai fixé a été de leur permettre d’acquérir une formation professionnelle, car il était clair qu’en demeurant sans qualification, ils restaient condamnés à n’occuper que de petits emplois. Nous avons donc créé pour ces réfugiés des écoles professionnel- les. Parallèlement, les maisons ont été peu à peu reconstruites, et l’eau courante ainsi que l’électricité installées dans les camps. Par la suite, nous avons construit à Gaza un hôpital ainsi qu’un centre commercial qui encouragea les échanges entre Juifs et Arabes. Nous avons également introduit nos méthodes d’agriculture et le rendement agricole dans ces territoires s’en est trouvé multiplié par six ou sept, tandis que des expériences pilotes relatives à de nouvelles cultures ont été réalisées. En quelques années, les camps avaient changé de visage, on y a vu apparaître des voitures, des postes de radio et de télévision.

ANDRÉ VERSAILLE : Pourtant, les opposants vont très tôt dénoncer une volonté d’« annexion rampante ». Et il semble bien que le général Dayan et l’état-major militaire s’efforcent de provoquer une émigration palestinienne à grande échelle.

SHIMON PERES : Mais non ! Il s’agit-là d’une vision purement idéologique.

BOUTROS BOUTROS-GHALI : Je ne crois pas du tout qu’il s’agisse d’une vision idéologique. Et d’ailleurs, l’expression « émigration à grande échelle » ne me semble pas appropriée. Il serait plus juste de parler de « nettoyage ethnique » : pendant la guerre et dans les semaines qui suivirent, 200 000 à 300 000 Palestiniens résidant en Cisjordanie et dans la bande de Gaza furent poussés à l’exil. Ils s’installèrent pour la plupart en Jordanie.

ANDRÉ VERSAILLE : Autre conséquence de la victoire israélienne, la perception d’Israël change radicalement : au niveau de la région, l’État juif est devenu une superpuissance et l’image du petit David luttant contre le géant Goliath arabe ne tient plus.
Lors de la guerre des Six Jours, la popularité d’Israël en Occident avait atteint son zénith : pendant quelques jours, il aura été l’un des pays les plus aimés. Mais son éclatante victoire fera que de plus en plus de monde considérera Israël comme un « fait colonial », pour reprendre l’expression utilisée par Maxime Rodinson dans son célèbre article des Temps modernes de mai 1967. Très vite, à l’instar de la grande majorité du tiers-monde, une bonne partie des « progressistes » et l’ensemble des tiers-mondistes verront en Israël un État impérialiste complice des États-Unis dans l’oppression du tiers-monde.
Décidément, comme l’écrira Walter Laqueur : « Il n’y a rien de pire qu’une grande victoire, si ce n’est bien sûr une grande défaite. » Et de fait, Israël va perdre la « bataille des images ».

SHIMON PERES : Cela dépend des pays. C’est vrai pour la France ou l’Italie, mais pas du tout pour les États-Unis. Là, Israël n’a pas du tout perdu la bataille des images.
En fait, après le Vietnam, la gauche internationale était à la recherche d’un peuple-victime, et elle a élu les Palestiniens. À partir de ce moment, Israël a excité la presse du monde entier. C’est incroyable, mais selon une étude de l’ONU, Israël est alors le troisième pays suscitant de l’information, après les États-Unis et l’Union soviétique...

BOUTROS BOUTROS-GHALI : Israël a toujours suscité des sentiments violents et contradictoires en Occident : amour, hostilité, culpabilité, etc. Il n’est donc pas surprenant que ce mélange détonant de sentiments puisse passer d’un extrême à l’autre. Par contre, en ce qui concerne les Arabes, cela ne changeait rien. Il n’est même pas sûr que les Arabes se soient rendu compte du changement de l’opinion occidentale.

ANDRÉ VERSAILLE : Et comment les Israéliens ont-ils senti ce mouvement de désamour de l’Occident ?

SHIMON PERES : Je pense que, à tout prendre, les Israéliens ont préféré constituer une nation forte et manquer de la sympathie universelle, que bénéficier de cette sympathie et se retrouver affaiblis.

ANDRÉ VERSAILLE : Oui, mais ce manque de sympathie ne s’explique-t-il pas aussi par la position intransigeante adoptée par Israël dans sa volonté de conserver les territoires occupés ?

SHIMON PERES : Dans leur majorité, les Israéliens ont toujours été prêts à se retirer des territoires, mais en échange d’une vraie paix avec nos voisins. Et nous le prouverons avec le retrait du Sinaï après les accords de Camp David en 1979.

ANDRÉ VERSAILLE : Du Sinaï, oui, mais pas de la Cisjordanie et encore moins de Jérusalem.

SHIMON PERES : Sur Jérusalem, je vous l’accorde, mais en ce qui concerne la Cisjordanie, si nous n’étions pas prêts à négocier avec l’OLP, nous étions tout à fait en faveur d’un modus vivendi avec la Jordanie.
À cette époque, nous pensions que les négociations de paix pouvaient être entamées avec les Jordaniens, mais certainement pas avec les organisations palestiniennes que nous ne regardions pas comme des interlocuteurs crédibles. Nous considérions les mouvements nationalistes palestiniens comme le Fatah, le FPLP puis l’OLP, comme des mouvements terroristes – ce qu’ils étaient d’ailleurs – avec lesquels aucune discussion n’était imaginable. Eux-mêmes n’envisageaient pas une quelconque possibilité de négociation avec nous.

ANDRÉ VERSAILLE : La défaite arabe va avoir entre autres conséquences de permettre à l’Union soviétique de pénétrer profondément en Égypte et en Syrie. Après la rupture des relations diplomatiques entre Jérusalem et Moscou le 10 juin 1967, bientôt suivie de celle des autres pays du pacte de Varsovie à l’exception de la Roumanie, l’URSS devient la grande puissance protectrice des Arabes.

BOUTROS BOUTROS-GHALI : Cette pénétration de l’URSS dans le monde arabe, qui a commencé en réalité en 1955 avec la fourniture d’armes à l’Égypte via la Tchécoslovaquie, va, en effet, s’accélérer après la guerre des Six Jours. À la demande du Caire, l’Union soviétique enverra massivement des armes, mais aussi des conseillers et des experts dans la région, et finira par y installer des bases. Les États arabes « progressistes » étaient en faveur de ce rapprochement. En revanche, les États « conservateurs » étaient inquiets, voire hostiles, mais se gardaient bien de le laisser paraître, parce que leur hostilité à l’égard d’Israël l’emportait sur tout.

ANDRÉ VERSAILLE : Après la guerre de 1956, la pression conjointe des États-Unis et de l’Union soviétique a obligé les Israéliens à restituer le Sinaï aux Égyptiens. En 1967, les États-Unis ne vont pas exercer une pression semblable, alors qu’Israël occupe bien plus de territoires qu’en 1956. Qu’est-ce qui a changé ?

SHIMON PERES : En 1956, les Américains nous ont regardés comme les agresseurs, alors qu’en 1967, il leur est apparu clairement que nous étions les agressés ; en outre, nous avons clairement déclaré que nous étions prêts à négocier notre retrait contre l’établissement d’une vraie paix, tandis que les États arabes proféraient leurs trois « Non ».

ANDRÉ VERSAILLE : N’y a-t-il pas surtout une raison géostratégique plus déterminante ? Face à l’Égypte et à la Syrie qui semblent entrer définitivement dans l’orbite soviétique, les États-Unis n’arrivent-ils pas à la conclusion que seul Israël peut être un allié sûr et stable dans la région ?

BOUTROS BOUTROS-GHALI : Je partage votre analyse. En 1956, les États-Unis d’Eisenhower avaient une position beaucoup plus ferme vis-à-vis des Européens et des Israéliens pour lesquels ils éprouvaient certainement de la sympathie, mais dont ils n’étaient pas encore les alliés inconditionnels qu’ils deviendront par la suite.
J’ajouterais que si Washington avait accepté le fait que Nasser ait pu commettre une erreur en 1956, elle ne lui pardonnera ni son appui militaire aux forces républicaines yéménites qui représentaient une menace pour le pétrole saoudien ni sa conduite belliqueuse en 1967.
Nasser s’étant rendu impopulaire aux Occidentaux, ceux-ci le considéreront définitivement comme un dictateur, et les Américains ne seront pas mécontents de la « bonne leçon » que les Israéliens lui ont donnée.

SHIMON PERES : Oui, et en plus du fait que Nasser s’était rapproché des Soviétiques et avait développé une relation personnelle avec leurs dirigeants, l’Égypte, qui faisait partie de ce mouvement des soi-disant « non-alignés », fut perçue comme une force « extrémiste » qui tentait d’unifier le monde arabe en un bloc antiaméricain.